La dénucléarisation militaire totale : une utopie ?

"En tout état de cause, croyait pouvoir écrire Bruno Tertrais en 2008, le désarmement nucléaire généralisé n'est pas d'actualité." Et pourtant ce thème de la dénucléarisation totale est bien à plein en 2009 sur le devant de la scène, après en particulier et surtout l'allocution de Barak Obama le 5 avril 2009 à Prague, le nouveau président des Etats-Unis plaidant ce jour-là pour un monde complètement débarrassé à terme des armes nucléaires.

Cette prise de position du nouveau locataire de la Maison Blanche – renouvelée devant le Conseil de sécurité de l'ONU le 24 septembre 2009 – s'inscrit, on le sait, dans le prolongement des options retenues par le candidat démocrate, qui avait fait sienne l'initiative "global zéro" lancée en 2007 par quatre éminents hommes d'Etat américains : Henry Kissinger, Sam Nunn, William Perry et Georges Schultz, ces derniers ayant repris et prolongé leur proposition dans une conférence à Paris en décembre 2008.

A dire le vrai, cette thèse de "l'abolitionnisme nucléaire" n'est pas aussi nouvelle qu'on pourrait le croire avec les notations précédentes. De longtemps, en effet, elle est défendue par des "populistes" et des "pacifistes". Et elle n'a cessé de ressurgir régulièrement, surtout depuis la fin de la guerre froide. Mais il est clair que cette thèse paraissait jusqu'ici pour beaucoup utopique tant qu'elle ne bénéficiait pas de l'appui que lui apporte désormais le responsable de la première puissance mondiale : le président américain Barak Obama – sans compter les autres dirigeants (le premier ministre britannique Gordon Brown, …) qui semblent vouloir lui emboîter le pas.

QUEL EST LE CONTENU DE CETTE THÈSE DU DÉSARMEMENT NUCLÉAIRE MONDIAL TOTAL (L'OPTION "GLOBAL ZERO") ?

Les défenseurs d'une planète où les armes nucléaires auront été demain totalement exclues entendent persuader que les perspectives d'un tel monde post-nucléaire sont tout à la fois possibles et indispensables.

- L'abandon total du nucléaire militaire est possible demain. L'affirmation ne manquera pas de surprendre tant il est vrai que traditionnellement l'arme nucléaire est présentée comme l'arme suprême que doit avoir toute nation qui entend tenir son rang et affirmer sa souveraineté, dont doit se doter tout Etat soucieux d'avoir une "assurance" contre les périls les plus extrêmes, une garantie de non-contournement vers un conflit de type conventionnel… Les partisans du "zéro nucléaire" veulent convaincre que ce point de vue "traditionnel" est dépassé et qu'on peut donc très bien abandonner le nucléaire militaire.

- D'abord parce que, au vrai, la possession de l'arme nucléaire n'est plus à leurs yeux l'expression et le symbole de la puissance des nations, celle-ci se mesurant désormais davantage sinon exclusivement en terme de forces économiques.

- Ensuite et surtout peut-être parce que les armes nucléaires ne sont plus d'aucune utilité face aux menaces d'aujourd'hui et de demain.

Après en effet, insistent les "abolitionnistes", les changements géostratégiques de 1989-1991, les attentats du 11 septembre 2001, nous sommes et serons toujours plus demain confrontés à des conflits asymétriques où l'inadaptation des forces nucléaires est particulièrement patente. Personne, poursuivent-ils, n'osera utiliser ou menacer d'utiliser les armes nucléaires dans un but de dissuasion ou de riposte dans le cadre de ces nouvelles conflictualités qu'on ne peut avoir de chances de "traiter" que par l'action de forces conventionnelles et de forces spéciales efficaces.

- Possible, l'abandon du nucléaire militaire est, qui plus est, demain, indispensable. Indispensable aux yeux des partisans de la dénucléarisation totale..., si l'on veut maîtriser la prolifération nucléaire. En effet, tant que les nations qui ont l'arme nucléaire continueront à terme à garder en partie un arsenal nucléaire, on ne peut qu'encourager les nations émergentes qui veulent s'affirmer sur la scène internationale à se doter ou (et) à développer les armes nucléaires. On voit donc bien, concluent les tenants du "zéro nucléaire", qu'on ne peut penser vraiment empêcher la prolifération qu'avec un engagement d'abandon total, complet du nucléaire, de la part en particulier des superpuissances nucléaires : Etats-Unis, Russie.

- Indispensable, l'élimination totale de l'arme atomique est bien ainsi au final la meilleure garantie de sa non-utilisation face à un "échiquier" stratégique mondial où la "multipolarité nucléaire" est profondément déstabilisatrice et dangereuse, avec le risque d'une apocalypse nucléaire.

On se doute que cette argumentation pour un monde sans armes nucléaires paraît trop idéaliste, sinon utopique, pour recueillir l'unanimité.

PRÉSENTONS EN EFFET MAINTENANT LES INTERROGATIONS, LES RÉSERVES QUE SUSCITE LA THÈSE DE LA DÉNUCLÉARISATION TOTALE

- Et d'abord l'abandon total du nucléaire militaire est-il demain vraiment possible ? Nombre de spécialistes mettent en avant en première analyse les difficultés pratiques entraînées par un tel projet de dénucléarisation totale : on a aujourd'hui, en effet, neuf pays qui possèdent environ 25 000 armes atomiques, dont plus de 12 000 sont prêtes à l'emploi. On devine intuitivement qu'il faudra beaucoup de temps, beaucoup d'argent pour faire "disparaître" la totalité de ces armes.

A supposer qu'on se soit mis d'accord – au terme d'une négociation mondiale – pour donner les moyens à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) de veiller au processus de dénucléarisation complète et de non-prolifération de la part d'Etats qui entendaient se doter de l'armement nucléaire.

Peut-on imaginer un accord unanime dans le cadre de cette négociation mondiale pour aller vers ce monde post-nucléaire ? On peut en douter. Beaucoup d'Etats continuent en effet à considérer le nucléaire comme socle indispensable d'une véritable politique de défense utile et adaptée à leur sécurité pour aujourd'hui et pour demain. Et sont prêts dès lors à voir, derrière le projet américain de dénucléarisation complète, la tentative des Etats-Unis de continuer à l'avenir à assurer leur leadership grâce à leur énorme supériorité en matière d'armes conventionnelles.

- Sceptiques, on le voit, vis-à-vis de la possibilité d'un désarmement nucléaire total, les réticences de beaucoup d'observateurs sont perceptibles – on le mesure déjà sur les remarques précédentes – vis-à-vis du caractère souhaitable, plus, indispensable d'un tel projet. On entend marquer ici que le nucléaire – à y regarder de près – a été au vrai hier, et peut donc encore l'être demain, un facteur de stabilité et de paix.

Un facteur de stabilité ? Ainsi, à leurs yeux, on peut soutenir que la prolifération nucléaire qu'a connue notre monde depuis 1945 se révèle avoir été dans la réalité un élément de stabilité.

Un facteur de paix ? La seconde partie du XXe siècle a su préserver le monde des grandes tragédies. Nous n'avons pas connu durant cette période "nucléarisée" les horreurs des deux guerres mondiales. Et on a donc tout lieu de penser – et de redouter – qu'un monde débarrassé des armes nucléaires serait à nouveau un monde livré à la course aux armements conventionnels qui pourrait mettre… à nouveau la planète à feu et à sang.

QUE RETENIR AU TOTAL ?

La dénucléarisation militaire complète de notre monde est une utopie… qui ne cessera d'être féconde. En poussant en effet vers le désarmement – et cette dynamique du désarmement nucléaire et de l'"arms control" se dessine pleinement en 2009 –, la "global zero option" invite et engage à réduire toujours plus demain les armements nucléaires. Mais, dans le même temps, on voit bien tout ce qui plaide pour la pérennisation des arsenaux nucléaires.

On ne se hasarde donc guère à avancer, au final, que l'avenir du nucléaire militaire ( à horizon 2030 au moins) ne cessera d'être le point de rencontre et le creuset d'une dialectique "maintien-déclin", ce "mix" contradictoire mais réel nourrissant les prises de position et les décisions des Etats en la matière, de la France en particulier.

Pierre Pascallon, professeur à la faculté de sciences économiques et sociales de Clermont-Ferrand.