La doctrine Obama: une rupture?

La doctrine Bush reposait sur «la guerre contre le terrorisme», le principe de la guerre préventive et la légitimité du recours à la force pour changer des régimes jugés non démocratiques et surtout attentatoires aux intérêts stratégiques américains. Désormais, avec la publication du National Security Strategy de 2010, qui succède au National Security Strategy de 2002, on dispose des éléments qui nous permettent de prendre la mesure de la rupture, même si pour le moment elle est plus sensible sur la forme que sur le fond.

La nouvelle vision du monde de l’administration Obama repose sur une idée centrale: la répudiation de l’idéologie du 11 septembre qui avait conduit l’administration Bush à transformer la lutte contre le terrorisme en croisade, à affirmer une suprématie américaine appuyée sur la force – Robert Gates, le secrétaire à la Défense américain, a même parlé de militarisation de la politique américaine – et à voir dans l’unilatéralisme un instrument privilégié d’action internationale. Naturellement, il serait bien naïf de croire que la politique américaine changera du tout au tout. Un Etat, et notamment le plus puissant d’entre eux, a toujours des intérêts stables dans le temps. Son appareil bureaucratique a lui aussi ses intérêts, le Congrès a son mot à dire et les lobbies sont loin d’être un mythe, y compris en matière de politique étrangère. Néanmoins, la doctrine Obama présente d’incontestables inflexions.

La plus fondamentale est l’abandon du discours antiterroriste qui s’appuyait sur une vision très idéologique du problème et qui dans les faits aboutit à une représentation du monde sur le modèle du conflit des civilisations. Naturellement, l’administration Bush faisait un distinguo entre le «terrorisme islamique» et l’islam. Mais dans les faits, la politique américaine s’est construite autour d’une profonde méfiance à l’égard du monde musulman, au sein duquel l’hostilité à l’égard des Etats-Unis n’a jamais été aussi forte, y compris chez les plus modérés, adversaires tenaces du terrorisme islamiste. L’administration Bush a donc totalement échoué à gagner la sympathie des opinions musulmanes pour isoler les mouvements extrémistes.

L’illustration la plus terrible de l’échec américain dans cette région du monde se trouve dans le fantastique basculement de l’opinion turque. Fortement hostiles à l’intervention en Irak de 2003, les autorités comme l’opinion publique turques ont depuis cette date amorcé un profond mouvement d’émancipation vis-à-vis des Etats-Unis. De fait, l’opinion turque est aujourd’hui une des plus engagées aux côtés des Palestiniens, et ce n’est bien évidemment pas l’incroyable bévue de Gaza qui va arranger les choses.

Sur le terrorisme, le National Security Strategy est sans équivoque: il ne parle plus de terrorisme islamique mais d’extrémistes violents. A certains, ce changement de ton pourra apparaître purement cosmétique. Mais de Casablanca à Karachi, le changement de ton sera très certainement bien reçu, même si les extrémistes ne désarmeront pas. Il faut d’ailleurs rappeler à ce sujet que les Etats-Unis étaient les seuls à parler de «guerre contre la terreur». Les Européens ont toujours récusé cette formule alors qu’ils ont eu à combattre le terrorisme à un moment d’ailleurs où les Américains ne s’en inquiétaient pas outre mesure.

Cette volonté de rompre avec les dérives de l’idéologie du 11 septembre se prolonge assez naturellement dans la recherche d’une position beaucoup plus équilibrée vis-à-vis du conflit entre Israël et la Palestine. L’administration Bush avait prétendu que la guerre en Irak favoriserait le règlement de ce conflit, comme la première guerre du Golfe avait facilité la conférence de Madrid. A ceci près, qu’à la différence de l’administration Bush senior, qui avait exercé des pressions extrêmement fortes sur Israël pour forcer son gouvernement à participer à une conférence de paix, l’administration Bush junior n’a fait qu’alimenter l’intransigeance des autorités israéliennes.

L’administration Obama est naturellement consciente du fait que le règlement du conflit israélo-palestinien ne réglera pas tous les problèmes du Moyen-Orient. Mais elle sait que sans règlement de ce conflit, la région sera toujours en crise à l’instabilité et au chaos. Ils savent aussi que sans son règlement, les Etats-Unis risquent de se trouver en permanence dans une position intenable qui les conduirait soit à intervenir davantage au risque d’alimenter le terrorisme et l’hostilité à leur encontre, soit à se désengager et à prendre le risque de mettre en cause leurs intérêts, considérables dans cette région du monde. La seule solution consiste donc à s’engager fortement en faveur d’un règlement équilibré, dont la condition reste le retrait israélien des territoires occupés.

Pour la première fois d’ailleurs, les responsables américains commencent à parler de Jérusalem/El Qods pour parler de Jérusalem. El Qods est le nom que les Arabes donnent à Jérusalem. Cette innovation sémantique signifie que les Etats-Unis considèrent formellement les revendications des Palestiniens sur Jérusalem comme aussi légitimes que celle des Israéliens. Dans ce même ordre d’idées, les Etats-Unis ont accepté, à la conférence du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires qui vient de s’achever, l’idée d’une conférence sur la dénucléarisation du Moyen-Orient, qui conduira à poser la question du nucléaire israélien dans cette région. Certes, le président américain a par la suite regretté la focalisation excessive sur le nucléaire israélien. Mais en ne s’opposant pas au principe d’une conférence sur la dénucléarisation du Moyen-Orient, les Etats-Unis ont infléchi leur d’attitude. Nul ne sait sur quoi débouchera ce changement. Mais la tragédie de la flottille de Gaza va sans doute offrir à l’administration Obama l’occasion de passer de la théorie à la pratique.

Zaki Laïdi, directeur de recherche à Sciences Po.