La faiblesse des alternatives à l'expérimentation animale

Photo datant du 27 juillet 1995 de deux souris devenues obèses : celle de droite a reçu une injection de Leptine, une hormone qui brûle les graisses. Photo Jon Levy. AFP
Photo datant du 27 juillet 1995 de deux souris devenues obèses : celle de droite a reçu une injection de Leptine, une hormone qui brûle les graisses. Photo Jon Levy. AFP

Jusqu’au début des années 80, par fidélité à la pensée d’Aristote, de Descartes et des positivistes, les animaux étaient exclus du domaine de l’éthique. Ils n’étaient que des «machines biologiques» mues par des instincts innés et dépourvues de toute sensibilité – de toute âme, diraient certains. Il était donc parfaitement légitime de les utiliser comme des «tubes à essai vivants» pour la recherche scientifique, surtout si celle-ci devait conduire à des améliorations de nos conditions de vie, à nous les humains. Ainsi, Claude Bernard, le père de la physiologie et de la médecine expérimentale, affirmait en 1865 : «A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi je pense qu’on a ce droit d’une manière entière et absolue […] dès qu’elles peuvent être utiles pour l’homme.» (1)

Des tests strictement encadrés

Mais ce paradigme est désormais contesté et l’utilisation d’animaux vivants pour la recherche, même biomédicale, ne va plus de soi. Une preuve de ce changement : la directive 2010/63/UE, adoptée en 2010 par le Parlement européen et transposée dans le droit français en 2013, a instauré un encadrement strict des expérimentations avec les animaux vertébrés (amphibiens, reptiles, poissons, oiseaux et mammifères) et les céphalopodes (pieuvres, seiches et autres calmars). Désormais, toute expérimentation réalisée avec ces animaux doit être préalablement autorisée par un comité d’éthique, composé de scientifiques et de personnalités issues de la société civile ; être réalisée par des personnes (techniciens, ingénieurs et chercheurs) ayant reçu une formation spécifique ; être en conformité avec la règle dite des «3R» : réduction (limitation du nombre d’animaux utilisés), raffinement (optimisation des conditions d’élevage et d’expérimentation) et remplacement (utilisation de méthodes alternatives). Mais, pour certains, ces lois sont insuffisantes.

Ainsi, les membres de People for the Ethical Treatment of Animals (PETA), une association née aux USA en 1980, estiment que «nous n’avons pas le droit de disposer d’eux [des animaux] pour notre alimentation, nos vêtements, nos expériences scientifiques et nos loisirs». Preuve de son influence, cette association est à l’origine d’une Initiative Citoyenne Européenne (ICE), «Stop vivisection», qui a recueilli plus d’un million de signatures en 2015, pour demander la révision de la directive de 2010 et la fin de l’expérimentation animale. Le succès de la pétition a obligé le Parlement européen à se saisir une nouvelle fois de la question l’année dernière ; mais les députés ont rejeté la demande, considérant que les lois actuelles sont suffisantes.

Un an plus tard, la situation reste confuse et les chercheurs, qui ont souvent le sentiment d’être incompris alors que les demandes de la société à leur égard vont grandissantes, vivent dans la crainte de nouvelles lois qui viendraient compliquer un peu plus leurs travaux. Dans le même temps, ils se sentent abandonnés par leurs tutelles qui hésitent à prendre position et laissent, de fait, le champ libre aux opposants à l’expérimentation animale.

Cette tribune n’a pas pour objet de discuter de la légitimité de l’expérimentation animale ou de l’utilité des lois de bioéthique. Ce sera en effet aux citoyens de se prononcer sur ces questions. Mais il faudra qu’ils aient une idée précise des possibles et des réalités, par-delà les approximations, les inexactitudes et les contre-vérités, qu’il peut leur arriver de lire ici ou là. En particulier, qu’en est-il des alternatives à l’utilisation d’animaux vivants dans les laboratoires ?

L’animal reste indispensable

Un premier fait incontestable : sans l’expérimentation animale, l’explosion des connaissances des sciences du vivant de ces cinquante dernières années, n’aurait pas eu lieu. Que ce soit la mouche drosophile, le nématode C. elegans, la limace de mer, le calmar, la souris, le rat, les singes rhésus et beaucoup d’autres encore : tous ces animaux ont contribué à la connaissance que nous avons du vivant et de son fonctionnement. Ainsi, l’argument selon lequel les résultats obtenus avec des animaux ne pourraient pas être transposés aux humains du fait des différences entre les espèces, est fallacieux. S’il existe effectivement des cas célèbres, comme la résistance des chimpanzés au virus du sida ou la toxicité de la nicotine pour les insectes, les biologistes et les vétérinaires connaissent bien l’incroyable unité des processus qui régissent l’organisation et le fonctionnement des êtres vivants.

Si la pertinence de l’expérimentation animale est largement reconnue, certains pensent que ce sont là des pratiques dépassées et qu’il existe des alternatives à l’utilisation d’animaux vivants. En particulier, on lit parfois que les cultures cellulaires pourraient remplacer les animaux vivants dans de nombreuses expériences, voire dans toutes. C’est complètement faux. Si les chercheurs savent, depuis les années 50, prélever un morceau de tissu vivant, en dissocier les cellules, puis les mettre en culture in vitro dans des boîtes de Pétri, la culture ainsi obtenue, est composée de cellules qui ne reproduisent que très imparfaitement les processus biologiques observés dans les tissus vivants. Il est totalement inimaginable actuellement que les champs les plus complexes de la biologie – les processus cognitifs ou mnésiques, le fonctionnement du système nerveux ou celui du système immunitaire, les mécanismes de la cancérogenèse ou la régulation de l’expression des gènes – puissent être reproduits, fidèlement et dans leur intégralité, dans des boîtes de Pétri.

Des pistes nouvelles insuffisantes

Les cultures cellulaires ont certes un intérêt indiscutable, comme le montre leur utilisation par de très nombreux laboratoires et les centaines de milliers d’articles qu’elles ont permis de produire. De plus, il est à peu près certain que les travaux sur la reprogrammation des «cellules-souches» et sur la création d’«organoïdes» (des cellules cultivées en trois dimensions qui se différencient et s’associent pour former des répliques simplifiées d’organes), ainsi que toutes les recherches dont nous n’avons pas encore idée, feront des modèles cellulaires, des outils performants et fiables, dans le futur. Mais dans l’état actuel de nos connaissances, il serait encore une fois impensable de vouloir continuer à réaliser des recherches de qualité en utilisant uniquement les cultures in vitro. Il en va de même pour la modélisation informatique et l’intelligence artificielle, deux pistes d’avenir pour le développement de modèles non-vivants, mais qui restent, pour l’instant, du domaine de la science-fiction.

Un dernier point, pour finir, reste trop souvent méconnu du public. Au-delà du fait que les chercheurs ne sont pas des êtres insensibles à la souffrance et au stress des animaux, un scientifique rigoureux et soucieux de la reproductibilité de ses résultats aura à cœur de n’utiliser que des animaux en bonne santé, élevés dans des conditions optimales et non stressés. Si ces conditions ne sont pas remplies; si les animaux sont affamés, malades ou apeurés, aucune étude sérieuse et fiable, ne pourra être réalisée. C’est pourquoi, le «bien-être» des animaux de laboratoire est un impératif et un souci constant des chercheurs et des techniciens en charge des animaleries.

Aussi, à moins d’accepter un ralentissement considérable de la recherche biomédicale et de la progression de nos connaissances du vivant, il n’existe actuellement pas d’alternatives à l’expérimentation animale. En sera-t-il toujours ainsi? Sera-t-il possible un jour de se passer des modèles animaux et des expérimentations in vivo, tout en maintenant des recherches d’un très haut niveau et une amélioration constante des pratiques médicales et des outils thérapeutiques disponibles? Il est impossible de répondre aujourd’hui à cette question.

En attendant, la position la plus raisonnable est probablement celle qui est au cœur de la directive 2010/63/UE3 : «S’il est souhaitable de remplacer l’utilisation d’animaux vivants […] elle demeure nécessaire pour protéger la santé humaine et animale ainsi que l’environnement. Cependant, la présente directive représente une étape importante vers la réalisation de l’objectif final que constitue le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants […] dès que ce sera possible sur un plan scientifique.»

Vouloir, dès maintenant, la fin de l’expérimentation animale et la poursuite des progrès des sciences biomédicales, revient à vouloir le beurre et l’argent du beurre. Quant à la satisfaction de l’opinion publique dans sa diversité, elle sera toujours plus difficile à obtenir que le sourire de la célèbre crémière.

Constantin Yanicostas, chercheur en neurosciences au CNRS.


(1) Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard, Paris, 1865.

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