La faute à Rousseau ?

Le leader du Mouvement Cinq Etoiles, Luigi Di Maio, lors d’un rassemblement politique dans le quartier de Scampia, à Naples, le 12 février. PHOTO CIRO DE LUCA. REUTERS
Le leader du Mouvement Cinq Etoiles, Luigi Di Maio, lors d’un rassemblement politique dans le quartier de Scampia, à Naples, le 12 février. PHOTO CIRO DE LUCA. REUTERS

Arrivé en tête des élections législatives italiennes, le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) a inauguré en 2017 une plateforme participative intitulée «Rousseau». Il est difficile de dire si cette référence à l’auteur du Contrat social s’est avérée électoralement payante. Rousseau a été secrétaire d’ambassade à Venise entre 1743 et 1744. Grand admirateur de la République romaine, son influence sur la culture italienne moderne est réelle. Pour un pays qui se constitue si difficilement en Etat, le problème posé par Rousseau se pose de manière particulièrement aiguë : par «quel acte un peuple est-il un peuple» ?

Mais l’hommage du M5S s’explique surtout par le rejet rousseauiste du système représentatif. Pour Rousseau, la volonté ne se divise pas : même élu, un député ne peut vouloir à la place des citoyens. Dès lors qu’un représentant veut, il veut pour lui-même ou pour son parti, mais plus pour l’intérêt général. De même que je cesse d’être libre à l’instant où un autre décide pour moi, le peuple perd sa souveraineté en la déléguant pour la durée d’un mandat. Le mouvement se réclame de cette idée de la démocratie directe. Il a réussi le tour de force d’arriver en tête d’une élection législative en s’en prenant au principe même du parlementarisme.

Cela suffit-il à faire de Rousseau un précurseur du dégagisme ? Rousseau, c’est vrai, n’a jamais caché son mépris pour les élites de son temps (qui le lui rendaient bien). Hanté par la menace d’une démocratie capturée par les «factions», le philosophe a pu inspirer le rejet des corps intermédiaires qui est le fonds de commerce du mouvement créé par Beppe Grillo. Mais le M5S a surtout eu l’intelligence de faire croire que l’électronique pouvait régler un problème déjà relevé par Rousseau : comment concilier la démocratie directe avec la taille des Etats modernes ? Ce qui est devenu réellement impossible (réunir tous les citoyens sur une place) semble praticable dans le monde virtuel. Sur la plateforme «Rousseau», le peuple est censé se constituer en corps homogène doué d’une volonté.

Le fonctionnement de la plateforme est pourtant loin de confirmer l’inspiration rousseauiste qu’elle revendique. Les internautes sont invités à se prononcer sur l’élargissement des mises sur écoute, la prévention du vol par des dispositifs électroniques d’identification ou la gestion des infections hospitalières. Autant de questions importantes, certes, mais qui ne relèvent pas de la volonté générale telle que la concevait Rousseau. D’après le philosophe, ce que le peuple ne peut déléguer, c’est la capacité de faire la loi, non le pouvoir de régler des problèmes particuliers. La plateforme du M5S propose aux internautes de donner leur avis sur des décrets (des décisions sur des objets particuliers), et non sur des lois.

Ce n’est pas un hasard. Le fondateur du dispositif (Gianroberto Casaleggio, décédé il y a deux ans) était un ingénieur électronicien spécialisé dans la formation du consensus dans l’entreprise. Son problème était d’utiliser les réseaux sociaux afin de susciter le consentement des salariés en faveur d’une politique décidée par d’autres. Pour réaliser un tel projet, et l’élargir à une nation, le choix des thèmes est décisif. Le M5S pose systématiquement aux internautes des questions dont une armada de sondages permet de prévoir à l’avance la réponse majoritaire, sinon unanime. Le but n’est pas de favoriser la démocratie, mais de surfer sur l’opinion. Or, Rousseau a explicitement distingué la volonté générale de l’opinion publique. La première s’élabore au cours d’une véritable délibération, la seconde est faite de sentiments devenus majoritaires au gré des circonstances.

Le problème d’un mouvement comme le M5S ne réside pas seulement dans son populisme, mais dans sa croyance naïve dans la neutralité des outils technologiques. Rien n’est moins rousseauiste que cette foi dans la résolution des conflits politiques par la technique. La démocratie électronique ne pourrait se substituer au contrat social que si les réseaux favorisaient une délibération fondée sur la confrontation des points de vue. Or, à ce jour, ils créent plutôt des majorités factices fondées sur l’opinion. On se demande comment le M5S parvient à réunir des militants d’extrême gauche et des citoyens violemment hostiles aux migrants.

Ce «prodige» vient de ce qu’on ne les consulte que sur des sujets consensuels, sans jamais leur demander ce qu’ils veulent vraiment. C’est pourtant la seule question politique qui vaille aux yeux de Rousseau.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.

Michaël Foessel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique

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