La femme qui a vu l’ours

Dans le parc national de Katmai, en Alaska. Photo Konrad Wothe. Look. Photonhonstop
Dans le parc national de Katmai, en Alaska. Photo Konrad Wothe. Look. Photonhonstop

En 2011, l’anthropologue Nastassja Martin part étudier les Gwich’in, dernière société alaskienne à avoir été touchée par l’Occident. Elle découvre une nature «parquée», comme «un zoo à ciel ouvert» et des habitants déprimés. Une anthropologie engagée, qui marque le corps et l’esprit. Rencontre.


En se rendant en Alaska, entre rivières à saumons et caribous perdus dans la taïga, l’anthropologue Nastassja Martin rêvait d’une nature «grandeur nature». Ce que la philosophie anglo-saxonne, de John Milton à Henry David Thoreau, a conceptualisé par le terme de wilderness : un «lieu sauvage, vert, arrosé et inviolé par l’homme», écrit le poète Samuel Taylor Coleridge. Un mythe grandiose : on laisserait vivre la nature par et pour elle-même, indépendamment de l’intervention de l’homme. «Avant d’écrire ma thèse, j’avais cette vision idyllique de la grande nature», avoue l’anthropologue Nastassja Martin qui travaille depuis dix ans sur l’animisme et le rapport homme-animal.

Quand elle arrive à Fort Yukon à 13 kilomètres du cercle arctique, en avril 2011, la jeune chercheuse, en thèse avec Philippe Descola, voit s’étioler ce qui la constitue depuis sa plus tendre enfance : une relation intense à la nature sauvage. Elle aime passer des heures à fourrager dans les champs pour manger des myrtilles, grimpe aux arbres ou escalade une falaise. De parents voyageurs, elle entretient une allergie tenace à tout «cadre», vit près des montagnes loin de la grande ville où elle ne s’est jamais adaptée.

En Alaska, elle souhaite travailler sur un peuple de chasseurs-cueilleurs, les Gwich’in, dernière société alaskienne à avoir été touchée par l’Occident. En ce mois d’avril 2011, elle découvre tout autre chose : un village en ruines, des habitants déprimés aux frontières d’une nature certes sublime mais ceinturée de parcs nationaux survolés par les coucous emplis de touristes à la recherche du caribou perdu. «Cette nature était presque parquée, dit-elle, comme un zoo à ciel ouvert. Avant, ces hommes vivaient en relation avec la nature, ils étaient désormais rejetés hors de leur territoire.»

Force et pouvoirs

Drogue, alcoolisme, violences familiales, maladies, elle voit les ravages produits sur un peuple pris en étau entre deux maux de la modernité : l’exploitation des ressources naturelles comme le pétrole, si abondant dans la région, et les parcs nationaux qui, de la bonne intention à préserver la nature, aboutissent à une intrusion insupportable dans les modes de vie traditionnels.

«Qu’est-ce que je viens faire ici ?» se demande-t-elle dans un immense découragement. Cet état introspectif, la chercheuse le transforme en questionnement anthropologique : Que se passe-t-il ici ? Que dit de notre modernité cette région minée par les mutations écologiques ? Comment peuvent résister ces chasseurs-cueilleurs balayés par les dealers de pétrole ou les touristes à jumelles et chaussettes hautes ? Un peuple pris dans «les métamorphoses environnementales», dit-elle. Quels droits, en définitive, laisse-t-on aux humains et non humains ? Objet d’un livre paru en 2016 les Ames sauvages (édition La Découverte), cette déception interrogative sera le point de départ de son intervention jeudi au festival de la Manufacture des idées à Hurigny près de Mâcon (lire ci-dessus). Face à ce peuple convaincu ni par la réponse écologique, ni par l’approche capitaliste, Nastassja Martin revient à son objet initial d’études : l’animisme et le rapport entre l’homme et l’animal. «J’ai observé leur manière d’entrer en contact avec les non humains», explique-t-elle. Les Gwich’in envisagent les animaux comme des personnes, loin de la relation «gestionnaire» d’un parc national. «Les gérer, précise-t-elle, revient à les domestiquer, ce qui signifie pour les Gwich’in qu’ils perdent leur âme.» Ce qui intéresse Nastassja Martin, c’est de voir comment un peuple peut développer une «force subversive» en «faisant monde» de manière radicalement différente. «Par mon travail, dit-elle, je montre qu’il existe d’autres voies de sortie. Cette diversité de faire monde existe encore, il n’y a pas qu’un seul mode de relation au monde. C’est justement la crise qui les révèle, quand le monde semble craquer et se fissurer.» Ainsi se rend-elle compte que les Gwich’in, loin d’être de simples victimes, opposent une forte résistance au modèle dominant, et qu’ils rejettent largement l’idée de wilderness car elle ignore les forces et pouvoirs des non humains…

Engagement total

De l’Alaska nord-américain, Nastassja Martin est passée au Kamtchatka russe : il s’agit cette fois de voir comment les peuples chasseurs de cette région ont fait face à un autre effondrement, cette fois idéologique, celui de l’Union soviétique - sujet du futur tome 2 des Ames sauvages. Est-Ouest, idéologie communiste contre idéologie capitaliste : Nastassja Martin ne fait pas partie de cette école anthropologique descriptive qui rédige des monographies scrupuleuses sur les us et coutumes des peuples étudiés. Elle mène une anthropologie réflexive, qui interroge le lien entre l’environnement les hommes et les divers systèmes politiques, la relation qu’elle-même entretient avec son terrain. Son travail est le produit de cette interaction, qui mêle au fil de l’écriture nombre d’annotations personnelles. Une anthropologie «embedded» d’une certaine façon, qui marque les corps et les esprits. Un engagement total qui l’amène parfois dans des basculements psychiques vertigineux - les animaux peuplent ses rêves. «Ma psyché s’avère de plus en plus perméable, j’ai l’impression de prendre l’eau», écrit-elle dans un article publié dans la revue Terrain. C’est pour échapper à cette cacophonie emplie de métamorphoses animales, qu’elle part seule un jour d’août 2015 faire un tour dans la nature du Kamtchatka. Là, sur un plateau aride cerné de glaciers, elle se retrouve nez à nez avec un ours (lire ci-contre), bête qui peuplait ses nuits la veille encore. Cette rencontre faillit lui coûter la vie. Elle symbolise aussi une collision nette et brutale avec son sujet : entre l’humain et la bête, les mondes implosent, les limites physiques s’affrontent et se brouillent. «C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité, écrit-elle, le jadis qui rejoint l’actuel.»

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