La fin de l’«exception arabe»

Les gouvernements arabes ont échoué sur tous les fronts: faillite de l’Etat développeur, miné par sa nature patrimoniale et grevé par les rentes de situation; faillite de la libéralisation économique, mise au service d’une oligarchie égoïste qui en a ignoré les conséquences sociales; faillite de régimes sclérosés, qui ont eu recours à des aménagements de façade et à des ouvertures au rabais afin de vendre à l’étranger leur image de garants d’une stabilité devenue obsessionnelle pour l’Occident, au lieu d’engager des réformes véritables; faillite, enfin, des grands projets politiques, avec les naufrages successifs des tentatives unitaires, les défaites répétées face à Israël, la désintégration de l’Irak, la scission du Soudan… Le citoyen arabe se retrouve démoralisé, fatigué des slogans creux et accablé d’un indéfectible sentiment d’humiliation.

Au lendemain de la chute de Ben Ali en Tunisie, la perspective d’un «effet domino» est dans toutes les têtes. Nous assistons à un phénomène d’imitation sans précédent dans le monde arabe. L’Egypte, le plus peuplé des pays arabophones, jadis «grand frère» et pionnier du renouveau nationaliste, est peut-être le seul qui soit en mesure de faire basculer l’ensemble de la région. Or nombreux sont ceux, en Egypte et ailleurs, qui ont souligné le caractère particulier du pays des Pharaons: «L’Egypte n’est pas la Tunisie, les différences sont flagrantes.» Qu’en est-il, justement, de ces différences, et des points communs entre les deux pays?

Il faut dire d’abord que l’Egypte n’a pas attendu l’exemple tunisien pour commencer à bouger: en 2006, on comptait déjà 266 actes protestataires (grèves et rassemblements), puis 614 en 2007, 630 en 2008 et 700 en 2009. Ces mobilisations étaient liées à des demandes de type social et salarial, auxquelles se sont ajoutées des revendications rendues de plus en plus pressantes par la privatisation des services publics (santé, éducation, etc.).

En revanche, il est vrai que les mouvements protestataires égyptiens sont restés longtemps sectoriels, enclavés et atomisés, se contentant d’une satisfaction partielle des demandes. La sortie du terrain strictement sectoriel et matériel s’accompagnant du risque d’un affrontement avec le gouvernement et d’une perte des gains matériels issus de la négociation, les mouvements sociaux égyptiens se sont efforcés d’éviter tout soupçon de politisation.

Cette situation a généré un type particulier de leadership, qui pourrait être appelé un «leadership du service»: on acquiert le statut de leader si l’on réussit à répondre aux besoins des membres du mouvement (ouvriers, fonctionnaires, etc.). Quant à la Fédération générale des syndicats égyptiens, elle est un instrument du régime, que celui-ci manipule à sa guise. Fonctionnant par cooptation, elle est complètement déconnectée de sa base sociale et ne prétend d’ailleurs à aucune représentativité. Le pouvoir en place en Egypte s’est donc rassuré en faisant passer pour routinières les protestations sociales, en cherchant à leur ôter tout caractère politique.

Il en va tout autrement en Tunisie. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui comprend plus de 600 000 membres selon ses dirigeants, apparaît comme une institution fortement implantée, ancrée dans l’histoire du pays puisqu’elle a joué dans les années 70 et 80 un rôle politique important par sa confrontation avec le pouvoir. Certes, avec l’avènement de Ben Ali, son caractère oppositionnel s’est nettement réduit. Cependant, son rôle médian entre la société et le pouvoir n’a guère changé. De ce fait, son soutien visible aux protestations de décembre 2010 a été décisif pour modifier les rapports de force. Il y a eu aussi la classe moyenne urbaine, cultivée et «connectée», qui a vite donné des accents politiques aux revendications sociales. Les manifestants des villes de l’intérieur ont réussi à assaillir les forces de l’ordre et à les épuiser. La finition a été l’œuvre de Tunis, où réside le pouvoir central. C’est encore un contraste avec l’Egypte, dont la classe moyenne est fragile et souvent repliée sur elle-même à cause des problèmes économiques. Le taux d’alphabétisation n’est que de 60%, contre 90% en Tunisie, d’où la difficulté chronique des Egyptiens à faire le lien entre frustration économique et despotisme, à faire le passage du social vers le politique.

Et pourtant, un simple appel sur la Toile pour crier «Moubarak, dégage» a suffi pour galvaniser la foule. Des jeunes de 15 à 25 ans, tous nés sous Moubarak, apparemment apolitiques, dessinent la carte des manifestations contre le régime. Pendant ce temps, des intellectuels et des imams, invités par la radio officielle, leur demandent, sans succès, de ne pas s’exposer aux dangers. La nouvelle génération semble s’être affranchie de la chape de plomb qui pèse sur le pays depuis plusieurs décennies.

Tous les regards convergent désormais vers la Tunisie. Une transition démocratique réussie donnerait des ailes à tous ceux qui, dans le monde arabe, veulent sortir de l’autoritarisme. Bien sûr, de grandes incertitudes demeurent. Si une situation trouble et confuse s’installe, l’autoritarisme pourrait revenir en force. L’armée tunisienne a été un acteur majeur du renversement de Ben Ali. Les causes profondes de la révolte populaire – l’injustice, la crise économique et le mépris institutionnalisé – sont toujours là et ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Tant qu’elles ne s’atténueront pas, ce seront des menaces. On voudrait que les pays arabes, longtemps restés en retrait des vagues de démocratisation, ne manquent pas le coche cette fois-ci.

Nul ne peut prévoir l’avenir, mais il y aura eu au moins une bonne surprise: les événements de Tunisie ont pris tout le monde de court – le régime en place, les autres régimes arabes, les gouvernements et les médias occidentaux, et même les islamistes. Jean Leca n’avait pas tort, en 1998, d’intituler l’une de ses études «L’Algérie au chevet de la science politique.» Aujourd’hui c’est tout le monde arabe qui est à ce chevet. La première victime de ce mouvement de révolte dans l’espace arabe est le paradigme culturaliste. Longtemps, la politologie a baigné dans l’idée d’une particularité culturelle du monde arabe pour en expliquer les déficits chroniques en matière de démocratie. La rue a eu raison du différentialisme arabe.

Par Hasni Abidi.

1 comentario


  1. C' est la fin du monde arabe !

    L' Afrique du Nord, va enfin pouvoir renouer avec ses racines Berbères.

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