La flottille de Gaza et les nouvelles ONG islamiques

La mise en place de la «flottille de la liberté» et sa capacité à mobiliser dans le monde entier diplomates, médias et populations, suite à son violent arraisonnement, témoignent de la montée en puissance dans le dossier israélo-palestinien d’acteurs émergents sur les scènes internationale, régionale et locale.

La flottille constitue ainsi l’une des premières manifestations de l’insertion normalisée dans une vaste mobilisation civile internationale d’organisations non gouvernementales (ONG) ouvertement islamiques. Cesdernières années, divers pays musulmans connaissant une structuration grandissante de sociétés civiles, des ONG se sont créées pour des missions de type humanitaire à mener au-delà de leurs propres frontières nationales. Des réseaux transnationaux ont ensuite été mis en place, mais leur articulation avec le monde non gouvernemental habituel tardait à venir.

Certes, le Free Gaza Movement, coordonnateur de la flottille, avait été créé à l’initiative d’acteurs que l’on pourrait qualifier de traditionnels de la mobilisation pro-palestinienne, généralement issue des gauches occidentales. Mais, à côté d’autres ONG tout aussi classiques, la turque IHH (Foundation For Human Rights And Freedoms And Humanitarian Relief - Insani Yardim Vakfi) fournissait le plus gros investissement, en termes financier comme humain. Ses premières activités l’avaient conduite en Bosnie dès 1992 et elle s’était fait remarquer pour son efficacité lors du tremblement de terre d’Istanbul en 1999. La partie française s’y trouvait associée avec le Comité de bienfaisance et de secours aux Palestiniens (CBSP). Fondée à Nancy en 1990, la «plateforme des ONG françaises pour la Palestine» ne l’intègre qu’en 2008. IHH et CBSP appartiennent à l’Union du bien (Ittilâf al-Khayr), fédération d’une cinquantaine d’ONG islamiques destinée à coordonner l’aide apportée à la Palestine et présidée par le très influent cheikh Yûsuf Al-Qaradâwî, icône des frères musulmans réformistes.

Au-delà de l’IHH, c’est également l’investissement du gouvernement d’Ankara dans les suites de l’arraisonnement de la flottille qui marque l’implication croissante de la Turquie dans les affaires du Moyen Orient. Alors que les perspectives d’une adhésion à l’Union européenne lui étaient durablement enlevées, elle a décidé de se redonner une influence régionale moyen-orientale. Dans le contexte de l’affaiblissement général de l’ensemble arabe proaméricain, miné par ses divisions et l’essoufflement de ses régimes, elle pouvait jouer de son appartenance à l’Otan, des attaches islamistes de son exécutif et d’une relative prospérité économique. Elle renouait ainsi avec un passé perdu avec l’Etat ottoman et se retrouvait dans un jeu subtil avec l’Iran son rival. Si, depuis la chute du Shah, les aspirations régionales iraniennes avaient été unanimement dénoncées par le camp proaméricain comme une œuvre de déstabilisation, l’irruption de l’élément turc comme médiateur entre Israël et le camp arabe avait été salué. La détérioration de ses relations avec Israël à la suite de l’offensive contre la bande de Gaza de l’hiver 2008, et son association en mai dernier avec le Brésil dans une initiative visant à trouver une issue pacifique au nucléaire iranien constitue aujourd’hui un véritable problème pour le camp proaméricain.

La présence sur la flottille de Palestiniens d’Israël (demeurés chez eux dans ce qui était devenu Israël depuis 1949), enfin, constitue un nouveau témoignage de leur ré-articulation avec le peuple palestinien tout entier. Pendant des décennies, les autres Palestiniens les avaient mis au ban de leur société, les suspectant de collaboration avec l’Etat hébreu. Eux-mêmes, après avoir été assujettis pendant vingt ans à la loi martiale, avaient quasi exclusivement centré leur engagement politique sur l’obtention des droits liés à la citoyenneté dans un Etat affiché comme juif. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis l’Autorité palestinienne (AP) avaient alors été investies de la défense des intérêts nationaux palestiniens mais, en l’absence de tout règlement, voyaient ces dernières années leur capacité mobilisatrice s’effondrer. L’investissement dans la défense des lieux saints musulmans de Jérusalem par le mouvement islamiste israélien à partir des années 1990 a constitué la première étape de retrouvailles, autres qu’économiques ou familiales, entre société palestinienne d’Israël et société palestinienne des territoires occupés en 1967. La défense des droits simplement humains de la population de Gaza constitue maintenant une nouvelle étape et chacun s’attend à ce que la mobilisation civile devienne un jour nationale.

Avec la flottille et à l’occasion de son arraisonnement, ces acteurs émergents se sont ainsi montrés capables de questionner les fondements mêmes de la stratégie américaine en Palestine et dans la région, imposée à la communauté internationale tout entière. Revendiquant l’héritage politique et idéologique de l’Association des frères musulmans, ils sont aujourd’hui en train de donner de nouvelles formes politiques à une solidarité islamique qui jusque-là s’était soit sclérosée dans les instances multinationales sous obédience saoudienne, soit limitée à un jihadisme internationaliste.

Jean-François Legrain, chercheur au CNRS - Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient.