La France, perdue sans grand débat intérieur

Des Français à Chartres avec des tableaux indiquant leurs préoccupations principales dans l’élection présidentielle. Credit Photographs by Stephane Mahe/Reuters
Des Français à Chartres avec des tableaux indiquant leurs préoccupations principales dans l’élection présidentielle. Credit Photographs by Stephane Mahe/Reuters

C’est du jamais vu: en quelques mois, les électeurs français, les médias et les sondages ont exclu plusieurs ténors de l’élection présidentielle. D’abord Cécile Duflot, la principale leader écologiste, battue lors de la primaire de son parti. Ensuite Nicolas Sarkozy, l’ancien chef de l’Etat, et Alain Juppé, ancien premier ministre qui faisait depuis des mois figure de grand favori — tous deux éliminés lors de la primaire de la droite et du centre. Ensuite, le président de la République François Hollande, qui a renoncé à se représenter devant les Français tant ceux-ci le rejettent. Après cela, Manuel Valls, il y a peu premier ministre, vaincu lors de la primaire de la gauche.

Enfin, cerise sur le gâteau, François Fillon, solide vainqueur de la primaire de la droite et du centre en décembre 2016, est aujourd’hui en grande difficulté et en chute dans les sondages: des accusations relatives à des emplois fictifs qui auraient été confiés à son épouse et à ses enfants mettent fortement en cause sa rectitude, lui qui prétendait incarner les valeurs morales.

Comment comprendre une telle séquence politique, hallucinante ?

Une première explication relève plus du constat que de l’analyse. Elle renvoie à la crise du système politique français et de ses partis, qui seraient inadaptés aux attentes d’une société qui s’est considérablement transformée depuis le début des années 70. Les Français trouvent que leurs élites politiques sont hors-sol, éloignées de leurs préoccupations, impuissantes face au chômage et à la précarité. Ils voudraient que morale et politique convergent, et sont sensibles aux dérives du personnel politique, à droite comme à gauche.

Leur manque de confiance envers les acteurs politiques s’exprime en éliminant ceux qu’ils estiment avoir déjà trop vus; ils espèrent que de nouveaux venus prétendument antisystème pourront faire mieux. Ceci explique le succès de trois formes de populisme: nationaliste (avec le Front national, dont la présidente, Marine Le Pen, caracole en tête dans les sondages), d’extrême-gauche (avec Jean-Luc Mélenchon, pourtant affaibli par le succès à la primaire socialiste de Benoît Hamon, aux idées souvent proches des siennes) et, si on peut dire, d’extrême-centre (avec Emmanuel Macron qui affirme dépasser l’opposition droite/gauche).

La crise de la représentation politique n’est pas propre à la France. Mais ici elle a été accentuée, ou accélérée, par la présidence de M. Sarkozy et surtout celle de M. Hollande, qui se sont constamment coulés dans le moule du présidentialisme que valorise la Constitution de la Cinquième République. D’où une deuxième explication à la folle campagne actuelle: elle viendrait signifier la crise des institutions et l’épuisement d’une Constitution taillée sur mesure par le Général de Gaulle qui ne correspond plus aux temps présents.

Le décalage découlerait du fait que les derniers présidents n’étaient pas à la hauteur de leur fonction et que les Français ne veulent plus d’un pouvoir de type monarchique. Ainsi, plusieurs candidats à l’élection présidentielle prévoient dans leurs programmes d’instaurer une Sixième République, proposant de mettre fin à la concentration du pouvoir dans les seules mains du chef de l’Etat. Mais cette explication installe l’analyse exclusivement à un niveau institutionnel, ce qui est réducteur.

L’expérience d’autres pays pourrait suggérer une troisième explication à la teneur de cette campagne: qu’il s’agisse du Brexit pour le Royaume-Uni ou de l’élection de Donald J. Trump aux Etats-Unis, il y aurait aujourd’hui, à l’échelle de la planète, une vague de droitisation, qui pourrait s’avérer autoritaire. La France n’échapperait pas à cette tendance. Il est vrai que le pouvoir de gauche a promu des politiques typiques de la droite, en particulier en matière de sécurité après les attentats terroristes du 13 novembre 2015. Et nombre d’électeurs de droite tendent maintenant vers l’extrême-droite ou la droite dure, celle-ci étant incarnée par M. Fillon, très apprécié par exemple au sein des milieux catholiques hostiles au «mariage pour tous».

Une quatrième explication tient au manque de vision des responsables au pouvoir et de leurs opposants depuis le début de ce siècle. Collant à l’actualité, installée dans le « présentisme » que dénonce l’historien François Hartog, la classe politique toute entière a cessé de proposer du rêve, des utopies ou des projets à long terme. Elle s’est coupée des intellectuels, en dehors de quelques penseurs réactionnaires qui, comme Alain Finkielkraut, sont l’équivalent en France des « neo-cons » américains.

Toutes ces explications, et d’autres peut-être, ont une certaine pertinence. Mais l’essentiel est ailleurs. Il est dans le fait que la société française n’a pas su reconstruire les grands débats et les conflits majeurs qui l’organisaient dans les années d’après-guerre, les « Trente Glorieuses » comme a dit l’économiste Jean Fourastié. A l’époque, la France était fortement concernée par la guerre froide, ce conflit majeur entre le bloc soviétique et les pays capitalistes. Et sa vie sociale était structurée par les luttes opposant le mouvement ouvrier aux maîtres du travail. Disons-le d’un mot: la France aujourd’hui est orpheline de ces deux conflits qui définissaient sa vie politique.

La crise actuelle ne sera véritablement dépassée que si elle se transforme en débats et en conflits nouveaux, ou renouvelés. Certaines questions controversées commencent à se profiler: la séparation des pouvoirs, l’Etat de droit contre les libertés, la solidarité, la nation et l’identité, l’Europe et la place des minorités, notamment religieuses. Mais plutôt que d’organiser le débat politique en France, ou la campagne présidentielle, pour l’heure elles les fragmentent et les brouillent.

Michel Wieviorka, sociologue, est président de la Fondation Maison des sciences de l’Homme et membre du Conseil scientifique de l’European Research Council.

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