La simplification est un mantra traditionnel de l’action gouvernementale, aussi ancien que l’émergence de l’Etat moderne. Suivant les recommandations des rapports Letta et Draghi, l’Union européenne (UE) s’y lance à son tour. La Commission a présenté le 26 février un premier train de mesures « omnibus » de simplification du pacte vert pour l’Europe. Il porte notamment sur la directive sur le reporting de durabilité des entreprises (la CSRD), qui définit la manière dont elles doivent communiquer sur leurs enjeux et leur performance en matière environnementale, sociale et de gouvernance, et la directive sur leur devoir de vigilance en matière de droits humains et d’environnement.
Le Conseil et le Parlement européens ont déjà approuvé la proposition de reporter l’entrée en vigueur de ces deux directives, en 2027 au lieu de 2025 pour la vague 2 de la CSRD, et en 2028 au lieu de 2027 pour le devoir de vigilance. La suite, qui portera sur les modifications de fond proposées par la Commission, devrait être plus laborieuse, car, même s’il y a un large accord pour reconnaître que les directives du pacte vert et surtout les actes délégués qui les mettent en œuvre doivent être simplifiés, la frontière entre simplification et dérégulation est ténue.
Ce sera un débat technique entre experts, un débat politique entre tenants et opposants du pacte vert, et un débat économique sur le lien entre simplification et compétitivité. Il faut aussi, surtout dans le contexte actuel, que ce soit un débat sur le pouvoir normatif extraterritorial de l’Union européenne, cette capacité qui permet à l’Europe de déployer des réglementations ambitieuses au-delà de ses frontières, également nommée « effet Bruxelles » depuis qu’elle a été théorisée par Anu Bradford (The Brussels Effect : How the European Union Rules the World, 2020, non traduit en français), qui doit bénéficier aux réglementations du pacte vert, et qui est la clé pour la compétitivité des entreprises européennes.
Pilier de l’influence économique de l’UE
Ce pouvoir normatif permet en effet à de nombreuses réglementations européennes, même lorsqu’elles sont les plus strictes, de devenir le standard mondial de référence. Essentiellement pour deux raisons : les entreprises non européennes qui doivent s’y conformer pour accéder au marché unique peuvent décider, pour des raisons pratiques, de les appliquer à la totalité de leurs opérations (« effet Bruxelles de facto »), et les Etats non européens peuvent s’en inspirer pour leurs propres réglementations (« effet Bruxelles de jure »). C’est le cas dans de nombreux domaines : la santé et la sécurité des consommateurs, le droit de la concurrence, la protection des données personnelles, l’environnement, etc.
C’est cette capacité à imprimer l’ordre juridique international qui rend acceptables ces réglementations pour les entreprises européennes exposées au commerce mondial. Il serait paradoxal d’affaiblir ce pouvoir normatif, qui est devenu l’un des piliers de l’influence économique de l’UE, au moment même où la fin de la « mondialisation heureuse » donne lieu à une multiplication de décisions et de normes unilatérales à vocation extraterritoriale, et où l’Europe réfléchit aux voies et moyens d’une véritable stratégie de puissance et de souveraineté.
Or, plusieurs propositions du projet « omnibus » peuvent susciter la perplexité. Dans la CSRD, par exemple, la proposition de relever de 250 à 1 000 employés le seuil des entreprises soumises à la directive réduirait de 80 % le nombre d’entreprises concernées.
Un revirement d’autant plus surprenant qu’il intervient alors que l’UE est en concurrence avec l’International Sustainability Standards Board pour imposer son modèle de reporting de durabilité des entreprises. Réduit aux grandes entreprises, le standard européen perdrait sa force d’attraction, y compris pour le nombre croissant de pays qui envisagent une réglementation comparable.
Suivre le chemin de l’harmonisation
On peut également s’interroger sur les propositions qui éloignent la directive sur le devoir de vigilance des principes directeurs des Nations unies de 2011 relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, par exemple la proposition de réduire le devoir de vigilance aux seuls partenaires commerciaux directs de l’entreprise, alors que les principes directeurs et la version actuelle de la directive visent l’ensemble de la chaîne de valeur. Ces principes sont devenus le standard mondial volontaire en matière de conduite responsable des entreprises. La directive en est la première transcription quasiment complète en droit positif. C’est en restant conforme à ces principes qu’elle pourra devenir le nouveau texte mondial de référence, et inspirer les pays qui envisagent aussi d’intégrer le devoir de vigilance dans leur réglementation.
Comment simplifier efficacement, sans pour autant affaiblir ce pouvoir normatif européen, plus important que jamais dans le nouveau contexte géopolitique ? Il faut suivre le chemin de l’harmonisation dessiné par les rapports Letta et Draghi.
La directive sur le devoir de vigilance et de nombreuses autres réglementations européennes pourraient par exemple prévoir une seule autorité de contrôle, plutôt que 27 autorités nationales dont les doctrines mettent des années à converger. L’« omnibus » pourrait reprendre la proposition d’Enrico Letta de créer un code européen du droit des affaires, un « 28e régime » qui remplacerait les dispositions nationales ou offrirait aux entreprises l’option d’un régime européen, etc.
Autant de mesures qui simplifieraient les règles applicables aux entreprises, réduiraient les coûts et les incertitudes juridiques liées à l’insuffisante harmonisation, tout en confortant le pouvoir normatif européen, pilier essentiel de sa stratégie de puissance et de souveraineté de l’Union.
Camille Putois est membre du conseil d’administration du WBCSD (Conseil mondial des entreprises pour le développement durable)