La Grèce, le nouveau camp de rétention pour migrants de l'Union européenne?

Des migrants et des réfugiés reçoivent de la nourriture alors qu'ils patientent pour traverser la frontière entre la Grèce et la Macédoine, le 21 janvier. Photo Sakis Mitrolidis. AFP
Des migrants et des réfugiés reçoivent de la nourriture alors qu'ils patientent pour traverser la frontière entre la Grèce et la Macédoine, le 21 janvier. Photo Sakis Mitrolidis. AFP

Aujourd’hui, par un déplacement, informel mais non pas moins réel, des frontières externes de l’Europe, la Grèce se trouve de fait séparée de l’espace Schengen. Ce n’est que l’aboutissement d’une logique politique qui consistait à isoler progressivement ce pays périphérique, afin de lui faire porter la charge du confinement des migrants sur son sol. Dans un premier temps, la Grèce qui par sa situation géopolitique est actuellement la principale voie de passage des migrants vers l’Europe, a été laissée seule face aux flux migratoires, pour être ensuite accusée de ne pas avoir assuré la garde de frontières européennes – contre quels ennemis ?- et par conséquent de porter la responsabilité de flux incessants de réfugiés. Pour finir, dans un troisième temps, de facto isolée de l’espace de libre circulation européen. Les frontières au nord du pays se ferment les unes après les autres et, dans le meilleur des cas, ne laissent passer les migrants par la route balkanique qu’au compte-gouttes. La situation à Idomeni, à la frontière nord de la Grèce, déjà dramatique, ne saurait que se détériorer avec l’afflux massif à prévoir. Environ 10.000 migrants s’y entassent actuellement et leur chiffre devrait atteindre fin mars les 70.000. Au même moment, à l’autre bout du vieux continent, les bulldozers détruisent à Calais le bidonville des migrants, institué par l’Etat il y a un an. Une politique ultra-sécuritaire de fermeture des frontières, de mise à l’écart et de confinement forcé des réfugiés et des migrants se déploie partout en Europe.

Force est de constater que malgré leurs dissensions, les dirigeants européens s’accordent sur un point : si les flux des réfugiés ne peuvent pas être stoppés en Turquie, il faudrait qu’ils le soient en Grèce par des mesures coercitives qui vont de la fermeture des frontières des voisins non-européens du pays jusqu’à l’exclusion, officielle ou officieuse, de celui-ci de l’espace Schengen.

Il s’agit d’une stratégie qui consiste à transformer d’une façon ou d’une autre la Grèce en un cul-de-sac où s’entasseraient tous les candidats à l’exil. Pour s’assurer que ce confinement sera bien effectif, il est plus que probable que l’on exige de la Grèce de créer des centres de rétention, des véritables camps fermés. Comme s’il fallait sanctionner la Grèce de ne pas avoir pratiqué des refoulements collectifs systématiques vers la Turquie (1). Comme s’il fallait que l’Europe fasse payer à la Grèce la solidarité et l’hospitalité dont celle-ci a fait preuve à l’endroit de réfugiés. Car, depuis 2015 et jusqu’à maintenant, la population grecque a su mobiliser des ressources inouïes pour accueillir les exilés. Une société durement frappée par des plans de «sauvetage» successifs, fut traversée par un mouvement multiple de solidarité prenant les formes les plus variées. Ainsi, l’exclusion de facto de la Grèce qui a lieu actuellement sous nos yeux, a une connotation punitive.

Certes, il y a eu plusieurs dirigeants européens qui ont fait savoir leur désaccord avec la décision de l’Autriche d’instituer un plafond quotidien aux demandeurs d’asile et celle des pays du couloir balkanique allant dans le même sens. Mais ces déclarations de condamnation, plus au moins fermes – plutôt moins que plus d’ailleurs - n’ont pas été suivies de sommations et encore moins de sanctions à l’encontre des pays concernés qui refusent le droit de passage aux réfugiés. Qui plus est, aucun des pays qui, depuis plusieurs mois, s’obstinent à ne pas recevoir sur leur sol le nombre de réfugiés défini par le plan de relocalisation de la Commission, n’a pas été vraiment inquiété (2). C’est que la fermeture de la route balkanique de réfugiés se présente comme une solution de facto (3), bien commode pour les pays d’accueil, l’Allemagne compris. Jusqu’à maintenant, à ma connaissance, aucun pays européen n’a proposé l’ouverture immédiate d’une voie de passage sûre et légale pour les réfugiés. Aucun n’a manifesté l’intention d’affréter des avions pour transférer sur son sol quelques-uns de ceux qui s’entassent actuellement à Idomeni (4). Ainsi, malgré la cacophonie des déclarations qui semblent affirmer le contraire, un consentement tacite se dessine. Le blocage en Grèce des migrants semble arranger pratiquement tous les pays européens qui s’imaginent pouvoir se débarrasser à peu de frais du fardeau des «indésirables». Mirage bien illusoire de pouvoir se retrancher du monde derrière de murs et des barbelés. Car, pour combien de temps encore pourrait-on empêcher le déplacement des populations désespérées qui ont traversé la mer Egée au risque de leur vie et n’ont pas d’autre désir que de poursuivre leur route? Des nouvelles voies de passage vers le nord, toujours plus précaires et risquées, ne manqueront pas de s’ouvrir bientôt, si ce n’est déjà fait.

Entre-temps, un pays européen risque de se transformer en son entier en un énorme camp de rétention, en une prison à ciel ouvert pour des centaines de milliers d’expatriés. En somme, par les faits et gestes de ses partenaires, la Grèce est en train de devenir une enclave en exclusion interne au sein de l’Europe. Aujourd’hui elle est mise devant le choix impossible ou bien d’opérer, par des moyens militaro-policiers et à l’aide de l’OTAN, des refoulements collectifs qui ne manqueront pas de provoquer de naufrages meurtriers en mer Egée, ou bien de se transformer en un "dépotoir" d’âmes en errance. Théo Francken, Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration de la Belgique, n’avait-il pas invité sans ambages, le 26 janvier, la Grèce à opérer de «push-back» en mer ? Il prônait également la création de camps fermés à Athènes d’une capacité d’accueil de 400.000 personnes. L’Europe aurait-elle la mémoire si courte au point d’oublier le passé sinistre qui est le sien ?

A la fermeture de frontières grecques, s’ajoute l’habituel et incontournable chantage par la dette. Car, il y en a déjà qui pensent qu’il faudrait profiter de la dépendance financière de la Grèce de ses créanciers européens, pour l’obliger à accepter la rétention de migrants sur son sol ; un échange assez odieux en quelque sorte où l’allégement partiel de la dette ne saurait se faire que sous condition de création de camps (5). D’autres, plus "humanistes", se disent prêts à mettre en place un plan de soutien européen pour l’accueil de migrants : il s’agirait de quelques centaines de millions que la Commission aurait l’intention de débloquer comme aide humanitaire pour les réfugiés en Grèce. Bien entendu, rien n’exclut que cette aide ne soit pas soumise à une conditionnalité assez particulière à savoir aux résultats de l’évaluation du programme imposé à la Grèce par ses créanciers (6). La dite «aide humanitaire» pourrait s’avérer ainsi un redoutable levier de pression supplémentaire sur un pays déjà asphyxié financièrement. Quoi qu’il en soit, et pour la énième fois, l’humanitaire serait appelé à servir de socle à la gestion du désastre créé par une politique ultra-sécuritaire de rejet des migrants. La tâche de mise en quarantaine des populations indésirables sera déléguée aux ONG et autres acteurs humanitaires. La Grèce serait ainsi assignée au statut de paria de l’Europe à double titre. Soumise depuis plusieurs années à un régime d’exception imposé par ses créanciers, elle se transformerait en plus en une prison à ciel ouvert pour des exilés en errance, en une sorte de «hors-lieux» (7) institutionnalisé de l’Europe.

Instituer au sein de l’UE, un espace d’exception à l’échelle d’un pays entier ne manquerait pas d’avoir une incidence désastreuse sur celle-ci. La multiplication généralisée des cercles d’exclusion, du bord externe vers la périphérie interne voire vers le centre, affectera à coup sûr les sociétés européennes dans leur ensemble. La stratégie d’exclusion interne qui frappe la Grèce, aura inévitablement des répercussions, non pas uniquement sur les exclus, les enfermés dehors, mais aussi sur les "inclus", les censément assiégés. En effet, la poursuite de la guerre larvée de l’Europe contre les migrants ne saurait se faire qu’au détriment du principe démocratique, mettant en question l’universalisme qui en est le fondement. Car l’accueil des migrants, loin de se limiter à une dimension humanitaire, reste un enjeu politique majeur, intrinsèquement lié à la question de savoir dans quel type de société nous voulons vivre et par quels moyens arriverons-nous à faire monde de notre planète à la fois globalisée et compartimentée. Et surtout comment le faire autrement que par le flux des capitaux et la libre circulation des marchandises déjà en cours.

De Calais à Idomeni, nous n’avons pas le droit de laisser les migrants piégés dans des enclaves circonscrites par un sinistre cordon sanitaire. Il est plus qu’urgent de rompre avec les politiques migratoires sécuritaires aussi inefficaces qu’inhumaines pour construire des réponses compatibles avec une éthique de l’hospitalité. Il est plus qu’urgent de ne pas laisser la Grèce seule et isolée face à l’afflux de migrants.

Nous devons non seulement dénoncer une géostratégie migratoire européenne désastreuse, mais aussi soutenir les liens de solidarité tissés au sein de la société. Il importe de venir en aide aux divers réseaux locaux et internationaux de solidarité avec les migrants, qui ne cessent de se multiplier partout en Europe et plus particulièrement en Grèce. Paradoxalement, c’est dans ce pays soumis à un double régime d’exception à la fois juridique et géopolitique, que sont en train de voir le jour des initiatives inédites pour construire un avenir commun, ouvert à toutes et à tous.

Vicky Skoumbi, rédactrice en chef de la revue grecque «Alèthéia»


(1) Des push-back aux conséquences criminelles comme dans la sinistre affaire de Farmakonisi, il y en a eu en mer Egée et à Evros, et il y en a probablement encore quelques-uns occasionnels, mais ce type de refoulements massifs ne fait pas partie de la politique migratoire du gouvernement Syriza, en tout cas, pas pour le moment. Le déploiement de forces de l’Otan en mer Egée, ainsi que les déclarations récentes en la matière du ministre de la Défense grec qui a accueilli l’intervention comme une opération contre le "traficking", annoncent un changement d’orientation plus qu’inquiétant.

(2) Selon le chancelier autrichien Feynman, ce fut l’Allemagne qui aurait refusé de sanctionner les pays récalcitrants, menacés d’une baisse de subventions européens, s’ils continuaient à s’opposer à tout accueil des réfugiés, ne serait-ce qu’en nombre très limité, sur leur sol.

(3)Voir l’article du Spiegel «A De Facto Solution Takes Shape in the Balkans»

(4) Voir la proposition d’Étienne Balibar à la fin de son article dans Libération le 28 février, «Fin de l’Union européenne : la contribution française»

(5) Voir l’article de Gideon Rachman dans le Financial Times du 25 janvier 2016, «Greek debt is the key to the refugee crisis»

(6) Est-ce un simple hasard de calendrier que la réunion de l’Eurogroupe, censée évaluer les progrès du programme de réformes imposées à la Grèce par les créanciers, soit prévue pour ce lundi 7 mars, date à laquelle va avoir lieu la conférence de l’Europe avec la Turquie sur la gestion de flux migratoires ? N’y aurait-il pas du marchandage dans l’air ?

(7) Notion introduite par l’anthropologue Michel Agier. Selon lui, les «hors-lieux» sont «des espaces d’exception où l’individu quel qu’il soit sera un étranger. Il est en quelque sorte confiné dans l’exception, l’extraterritorialité et l’exclusion, trois fois «ex» comme dehors.»

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