La Grèce va-t-elle partir avec la planche à billets ?

En coupant durablement la Grèce de l’accès aux marchés de capitaux et aux financements officiels, une sortie du pays de la zone euro s’accompagnerait vraisemblablement d’un défaut sur les dettes envers les pays de la zone euro, qui s’élèvent officiellement à environ 220 milliards d’euros, sans compter leur part dans la dette due au Fonds monétaire international.

Un article récent paru dans Le Monde de David Amiel et Paul-Adrien Hyppolite détaillait précisément les risques d’un « Grexit », pour le secteur privé et la Banque de Grèce (« Sauver la Grèce pour sauver l’Europe» , Le Monde du 9 juin).

Néanmoins, cet article passait rapidement sur la question, souvent éludée, mais cruciale, des soldes dits « Target2 » (pour Trans-European Automated Real-time Gross settlement Express Transfer), brièvement évoqués comme « la dette due aux autres banques centrales de la zone euro (dite « Target2 ») qui s’élève aujourd’hui à 100 milliards d’euros ».

Une dette supplémentaire de 100 milliards d’euros n’est pourtant pas négligeable, si elle devait venir s’ajouter pour les Européens aux conséquences d’un défaut sur les 220 milliards de dette « explicite » !

« Partir avec l’argent en courant »

Ce débat, peu connu en France, fait rage en Allemagne, notamment du fait d’articles incendiaires du Professeur Hans-Werner Sinn, convaincu que la Grèce est en train de faire tourner discrètement la planche à billets qu’elle a empruntée au reste de l’Europe avant de « partir avec l’argent en courant ».

Au contraire, certains économistes, comme Karl Whelan ou Michiel Bijlsma, considèrent la question des soldes Target2 comme un simple symptôme des déséquilibres européens, sans incidence autre que comptable. Qu’en est-il réellement ?

Au sein de l’Union monétaire européenne, les euros peuvent circuler librement : chacun d’entre nous le constate en trouvant dans son portefeuille une pièce frappée en Allemagne ou en Espagne. Pour les paiements plus importants, c’est le système électronique Target2 qui assure le règlement des transactions.

Ainsi, lorsqu’un particulier grec souhaite transférer une part de ses dépôts bancaires grecs vers une banque allemande, il débite son compte dans une banque commerciale grecque. La banque grecque doit, pour obtenir les liquidités nécessaires, emprunter des euros auprès de « sa » banque centrale, la Banque de Grèce, via la « Fourniture de Liquidité d’Urgence » (Emergency Liquidity Assistance ou ELA), en échange de collatéral [c’est-à-dire de garanties], souvent des titres de dette publique grecque ou garantie par l’Etat grec.

La banque de Grèce tire autant qu’elle le souhaite

La Banque de Grèce, pour compenser la sortie de monnaie du système bancaire grec, encourt désormais une dette, dite Target2, envers l’Eurosystème. De l’autre côté, une banque commerciale allemande vient de recevoir des espèces en dépôt, à son passif ; elle en profite pour rembourser une part de ses emprunts à « sa » banque centrale, la Bundesbank.

Cette dernière, pour compenser, dispose désormais d’une créance Target2 envers l’Eurosystème. Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène, depuis l’arrivée au pouvoir de Syriza, le solde négatif Target2 de la Grèce est passé de 42 milliards d’euros (novembre 2014), à 99 milliards à fin avril – et ce sans compter l’émission monétaire en espèces en Grèce qui a crû massivement en parallèle, permettant aux Grecs de stocker environ 15 milliards d’euros en espèces « sous leurs matelas » !

La Banque de Grèce, face à la fuite des capitaux, a pu « emprunter la planche à billets », et créer une quantité de monnaie très supérieure à la part de la Grèce dans l’économie européenne. Si la Grèce n’avait pas appartenu à la zone euro, une telle opération se serait traduite par une dépréciation massive de la drachme, ou une perte de réserves de changes équivalente.

C’est le système Target2 qui, couplé aux ELA, laisse toute discrétion à la banque de Grèce pour tirer autant qu’elle le souhaite sur la crédibilité monétaire de l’ensemble de la zone. Alors qu’en temps normal, ces créances n’ont d’importance que comptable, tout change en cas de sortie. Les banques commerciales, devenues insolvables face à la fuite des capitaux, devraient faire défaut sur les prêts ELA de la Banque centrale nationale, qui accusera des pertes, évaluées à environ 70 milliards - le collatéral qui les « protège » ne vaudrait en effet plus grand-chose.

550 euros supplémentaires par foyer

La banque de Grèce choisirait alors très certainement de faire défaut sur sa dette Target2, ce qui contraindrait les banques centrales nationales des autres pays de la zone à reconnaître une perte d’environ 100 milliards d’euros. La monnaie créée en Grèce conserverait son pouvoir d’achat dans le reste de l’Europe, alors que la créance Target2, qui en était la contrepartie pour les Européens, disparaîtrait.

Les pertes subies seraient réparties entre les banques centrales nationales (BCN) de l’Eurosystème : le montant pour la Banque de France (filiale de l’Etat français), sur la base d’une dette de 100 milliards d’euros, serait d’environ 20 milliards. Les Français en seraient-ils de leur poche pour plus de 550 euros supplémentaires par foyer ? Pas exactement : les banques centrales peuvent absorber des pertes, puisqu’elles seront, par définition, toujours capables de rembourser leurs dettes… étant elles-mêmes créatrices de la monnaie.

Néanmoins, la Banque de France devrait reconnaître une perte d’actifs productifs d’intérêts (les créances Target2) : en d’autres termes, le Grexit correspondrait pour le reste de l’Europe à un renoncement au « seigneuriage » de la monnaie créée massivement en Grèce. Si certains Etats-membres demandaient la recapitalisation des BCN, les milliards « fictifs » de Target2 se matérialiseraient très concrètement, pour les Européens, sous la forme à la fois d’une perte annuelle de revenus (les intérêts sur les créances Target2), et d’une recapitalisation des banques centrales sur fonds publics.

La leçon de Target2 est claire. Tant que nul ne doute de la monnaie, une créance de papier peut être considérée comme ayant une valeur réelle, et un billet imprimé à Athènes est parfaitement équivalent au même, dans un portefeuille berlinois. Mais, dès lors que l’édifice vacille, la monnaie apparaît pour ce qu’elle est, un véritable acte de foi dans la solidité de nos institutions et d’une union politique dont l’existence future n’est jamais garantie.

Antoine Levy (Normalien, étudiant en économie à HEC et à l’École d’économie de Paris)

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