La justice a été instrumentalisée à des fins politiques

[Le 9 juin, le site d’investigation The Intercept a divulgué des messages qui laissent croire que la justice brésilienne a fait preuve de partialité dans l’enquête qui a entraîné la condamnation de l’ancien président Lula en 2017. Les échanges publiés proviennent de différents services en ligne et tendent à démontrer que le juge anticorruption Sergio Moro, aujourd’hui ministre de la justice, a manœuvré afin d’empêcher Lula de se porter candidat à la présidentielle de 2018.]

Tribune. La communauté juridique brésilienne a été profondément choquée par les révélations de The Intercept. Si elles étaient confirmées, elles attesteraient que le Brésil a été le lieu de l’un des plus graves exemples de lawfare jamais documenté. Le lawfare désigne une situation de « guerre juridique », où le droit est détourné en arme politique, destinée à renverser des gouvernements. Les documents obtenus par le journaliste Glenn Greenwald et son équipe confirment ce que de nombreux spécialistes soupçonnaient à propos de l’opération anticorruption « Lava Jato » (« lavage express ») : il s’agit de ce que le juriste allemand Otto Kirchheimer (1905-1965) appelle la « political justice », l’utilisation de procédures judiciaires à des fins politiques.

Il était déjà de notoriété publique que, au prétexte de combattre la corruption, les procureurs et juges impliqués dans « Lava Jato » se permettaient d’enfreindre les procédures et les garanties constitutionnelles, en particulier la présomption d’innocence. Mais les dernières révélations vont plus loin. Elles indiquent la priorité donnée à l’objectif politique dans l’instruction de certains dossiers – en particulier celui de Lula – et la collaboration illégale entre le parquet et le juge d’instruction.

Cette instrumentalisation d’une procédure judiciaire n’a été possible que dans un contexte particulier. Ces procureurs, héroïsés par les grands médias, ont peu à peu acquis les moyens de mener une instruction hors normes. Elle s’est concentrée dans la seule circonscription judiciaire de la ville de Curitiba, sans que rien ne le justifie. De nombreuses affaires ont ainsi été artificiellement connectées les unes avec les autres, afin de les soumettre à l’autorité d’un unique juge, Sergio Moro, ce qui l’a érigé en héros national. Moro a dès lors eu sous sa férule nombre d’affaires et a bénéficié d’une grande popularité, faits inédits dans l’histoire judiciaire du pays.

Or le style de ce magistrat a toujours été en profond décalage avec la discrétion recommandée par le code de la magistrature. Sa propension à s’exhiber dans des événements publics, son omniprésence dans la presse ont bâti un immense pouvoir médiatique et généré une forme de paralysie des autres instances judiciaires, en partie étourdies par l’obsession de l’opinion pour ces affaires, alimentée par les médias.

Absence de preuves

Cet alignement stratégique entre les tribunaux de Curitiba, les grands médias et l’opinion a créé les conditions pour que la loi soit appliquée de façon toujours plus arbitraire. Les mandats d’amener, ordres d’arrestation émis par le juge, ont été transformés en de véritables spectacles médiatiques et les détentions préventives, indéfiniment prolongées afin d’obtenir des témoignages contre remises de peine, utilisées massivement et avec des abus systématiques. Avec cela, les fuites organisées auprès des médias, sans égard pour le secret de l’instruction, ont permis de construire un climat d’indignation publique.

Les procès contre Lula ont toujours été les plus violents et médiatisés. Ils se sont déroulés de façon exceptionnelle : traitement des affaires en urgence, incarcération avant l’épuisement des recours, droits politiques et civils déniés, comme celui de voter aux élections de 2018, refus de se conformer à une décision – pourtant contraignante – de l’ONU. Des centaines de juristes ont dénoncé l’absence de preuves dans la sentence de Moro, qui a condamné Lula à de la prison ferme.

Les conversations entre le juge et le parquet révélées par The Intercept permettent d’en comprendre les coulisses : la manipulation des délais de procédure, l’instrumentalisation des preuves et des témoignages, l’utilisation de la presse et des autres pouvoirs institutionnels. Les dialogues suggèrent que Moro dirigeait clandestinement les travaux de l’accusation, ce qui enfreint fondamentalement la Constitution brésilienne, qui oblige les magistrats à l’impartialité. Moro a été à la fois juge et accusateur. A l’époque où il « s’excusait » auprès de la Cour suprême d’avoir laissé fuiter, illégalement, l’enregistrement d’une conversation entre la présidente Dilma Rousseff et l’ex-président Lula, il écrivait au procureur chargé de l’accusation : « Je ne regrette pas d’avoir levé le secret. C’était la meilleure décision à prendre »…

Négociations avec les Américains

Ces informations confirment ce que beaucoup soupçonnaient depuis longtemps : un système complexe a vidé de toute autonomie le pouvoir judiciaire brésilien et directement influencé la destinée politique du pays. Nous savons, en particulier, que les procureurs de l’opération « Lava Jato » ont négocié avec le ministère de la justice américain et la Securities and Exchange Commission (SEC) [le gendarme boursier américain] le renoncement aux poursuites, sur le sol américain, contre les entreprises brésiliennes impliquées dans des affaires de corruption.

En échange, Petrobras [entreprise d’Etat brésilienne au cœur de l’enquête « Lava Jato »] a dû payer des amendes de plusieurs milliards de reais, dont l’essentiel a été versé en octobre 2018, en pleine campagne électorale, directement au parquet de Curitiba. Les membres de « Lava Jato » ont créé une fondation privée pour gérer ces fonds, que la Cour suprême a finalement interdite. Ces procédés confirment l’ambition de ce qu’il est désormais coutumier d’appeler la « République de Curitiba » de devenir un Etat dans l’Etat.

Dans un contexte de crise économique et de déstabilisation politique, la présidentielle de 2018 a été dans une large mesure décidée par « Lava Jato ». Condamné par le système mis en place par les procureurs et les juges de Curitiba, emprisonné, Lula n’a pas pu se présenter à l’élection, dont il était le favori. La voie était ouverte pour l’élection de Jair Bolsonaro, qui a par la suite remercié le juge responsable de la condamnation de Lula, Sergio Moro, en le nommant ministre de la justice. Les révélations de The Intercept montrent au Brésil et au monde les risques encourus par une démocratie lorsqu’une population est abreuvée de « fake news », trompée par un usage pervers du droit et poussée à croire que tout ce dont il s’agit, c’est de combattre la corruption.

Carol Proner (juriste, professeure à l’université fédérale de Rio de Janeiro) et Juliana Neuenschwander (juriste, professeure à l’université fédérale de Rio de Janeiro). Ils sont membres de l’Association brésilienne des juristes pour la démocratie.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *