La justice américaine cherche à punir l’Argentine pour l’exemple

La récente décision d’un juge de New York de contraindre l’Argentine à payer aux fonds spéculatifs les 7 % de sa dette externe non restructurée, à sa valeur d’émission, ne devrait pas a priori poser de lourds problèmes financiers dans la mesure où le montant tourne autour de 1,5 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros). En fait, des difficultés se présentent bien pour des raisons juridiques et économiques, à tel point que le gouvernement argentin risque de se retrouver en défaut de paiement.

Dans les années 1990, l’Argentine a appliqué un programme économique ultra-libéral (libéralisation brutale de l’ensemble des marchés allant jusqu’à l’abandon total de sa souveraineté monétaire, le peso devenant égal au dollar). Ce programme économique a eu un certain succès au début : fin de l’hyperinflation, croissance économique élevée mais très volatile, diminution de la pauvreté mais augmentation des inégalités. Le Fonds monétaire international (FMI) avait alors désigné l’Argentine comme étant sa « meilleure élève ».

Mais dès 1998 les difficultés apparaissent : taux de croissance négatif, sorties de capitaux, accumulation des emprunts externes à des taux d’intérêt de plus en plus léonins. Fin 2001, le modèle s’effondre : le dollar s’échange désormais contre 4 pesos plutôt que d’être à parité, le service de la dette en pesos quadruple, la crise s’approfondit en 2002 (chute du PIB de près de 11 %), la pauvreté explose. Mais dès 2003, la croissance repart grâce à la forte dévaluation du peso, à l’utilisation de capacités de production oisives, à l’utilisation de réserves monétaires thésaurisées se substituant au crédit bancaire défaillant, et surtout grâce au boom des matières premières.

Malgré les excédents de la balance commerciale, l’Argentine ne peut cependant assurer le paiement intégral du service de sa dette, sauf à sacrifier sa croissance retrouvée et à renouer avec la crise. Le pays décide alors unilatéralement de restructurer uniquement sa dette souscrite auprès de créanciers privés (50 % du total), celle souscrite auprès des organisations internationales n’étant pas affectée.

Les nouveaux titres proposés ont été adossés en 2005 et 2010 à différents indices (évolution des prix, croissance, etc.), mais leur valeur faciale correspond à 25 % de celle des anciens titres. 55 % de ces nouveaux titres ont été émis à l’étranger. Toutefois, une clause rédigée par les Argentins au moment de la restructuration est aujourd’hui contestée par ce tribunal américain et certains fonds spéculatifs.

Cette clause, qui arrive à échéance fin 2014, indique que les nouveaux titres pourraient bénéficier d’une révision à la hausse si les 7 % restants jouissaient de meilleures conditions. Ce reliquat est aujourd’hui au cœur de la bataille judiciaire, car il a été racheté aux créanciers par des fonds « vautours ». La décision du tribunal américain pourrait alors s’étendre à l’ensemble des titres au cas où le gouvernement argentin accepterait ce jugement… D’où le risque d’un défaut de paiement argentin.

SUIVRE LA DÉCISION DU TRIBUNAL PRECIPITERAIT L'ARGENTINE DANS LA CRISE

Grâce à l’allégement du service de la dette après la restructuration du début des années 2000, au maintien d’un taux de change relativement déprécié durant de nombreuses années, au boom des matières premières, l’Argentine connaît un nouvel essor économique : de 2002 (année de forte crise) à 2012, son taux de croissance moyen a été de 7,1 % contre 3,6 % pour le Brésil et 2,5 % pour le Mexique. La pauvreté diminue, le taux d’emploi augmente, les politiques sociales prennent un essor significatif.

Les problèmes apparaissent dès 2007-2008. La hausse des prix s’accélère. Le gouvernement élabore alors un nouvel indice des prix. Son objectif était probablement de diminuer l’impact de la rapide hausse des prix sur le service de la dette et de réduire les hausses salariales. L’augmentation réelle des prix est deux fois et demie celle annoncée par le gouvernement, d’où à la fois un mécontentement et une perte de crédibilité de la parole gouvernementale. Ce mécontentement s’accroît lors du second mandat de Cristina Kirchner et s’exprimera lors des élections intermédiaires. Les difficultés économiques commencent à s’accumuler, le modèle est miné par la forte hausse des prix. Le taux de change réel s’apprécie du fait de la forte inflation et comme aucun effort n’est fait du côté de la productivité, des infrastructures, il en résulte une perte de compétitivité de l’industrie que ne parviendra pas à compenser la dévaluation récente de la monnaie.

Le solde commercial se réduit, malgré le maintien du cours du soja à un niveau élevé jusqu’à récemment, et ce d’autant plus que les importations de pétrole croissent en raison d’une production insuffisante. Ce solde ne permet plus de financer le service de la dette et les sorties de capitaux. Les réserves internationales s’effondrent, d’où les négociations avec le Club de Paris, Repsol, etc., pour solder les différends avec les marchés financiers internationaux et emprunter de nouveau à des taux raisonnables. La défiance des catégories les plus riches, ainsi que celle des classes moyennes qui voient leur pouvoir d’achat affecté, les a conduits à acheter massivement, jusqu’à récemment, des dollars.

On considère aujourd’hui que plus de 200 milliards de dollars sont placés à l’étranger auxquels il faudrait ajouter 100 à 200 milliards de dollars restant thésaurisés en Argentine. Face aux fuites massives de capitaux, le gouvernement argentin multiplie les interventions et les contrôles. L’économie qui était régulée tend à devenir réglementée.

Pour avoir choisi un traitement non orthodoxe de la gestion de sa dette, l’Argentine est punie par un tribunal nord-américain. Cette décision embarrasse nombre de pays avancés. Suivre la décision de ce tribunal, c’est précipiter la crise en Argentine, faire subir à une grande majorité d’Argentins une politique d’austérité insoutenable, c’est accepter qu’une décision d’un tribunal puisse prévaloir sur la souveraineté des Etats, c’est enfin accroître le risque d’une remise en cause des décisions prises pour restructurer la dette de la Grèce et celle d’autres pays.

Fruit des politiques ultralibérales des années 1990, des sorties massives de capitaux à cette époque, une grande partie de la dette est « odieuse », selon nombre de juristes. Un tout autre traitement doit être envisagé, remettant en cause la suprématie d’un tribunal sur la souveraineté des Etats. Cela a été possible. Il y a des précédents. Des alternatives existent, il suffit d’une volonté politique de la part des Etats.

Pierre Salama, Professeur émérite, université Paris-XIII

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