La légende dorée de la petite Belgique cache un racisme rampant

Aussi étrange que cela puisse paraître, les Belges tendent à être orgueilleux. Non de cet orgueil qui fait penser que l’on est destiné à apporter les Lumières au monde, mais d’un orgueil inversé. Ils aiment se penser ouverts, accueillants, débonnaires, se croire insignifiants, habitants fortuits d’un pays issu du hasard des conflits des XVIIIe et XIXe siècles… Ils apprécient de rire de leurs puissants voisins aux poses matamoresques.

Certes, ils sont souvent l’objet de moqueries, mais celles-ci les confortent dans leur conviction de leur insignifiance. Ils supportent du reste mal la critique : eux seuls peuvent porter atteinte à leur honneur et ils ne s’en privent pas. De temps en temps, ils aiment à se permettre une bouffée de chauvinisme : une victoire en quart de finale, deux tenniswomen au sommet des classements, des légendes de la bande dessinée, quelques peintres surréalistes, l’un ou l’autre chanteur. Voilà qui les comble. Et, face à l’adversité, le sentiment national s’arrête à l’émotion collective, confinant le débat public et l’action politique à un espace étroitement borné par le « bon sens ».

« Rien n’est jamais tout à fait sérieux »

Sur cette société se greffe, en toute logique, un Etat faible. En Belgique, on cultive l’impuissance comme, ailleurs, on rêve au grand homme, avec ferveur. Ce n’est pas tant que la chose publique belge soit délaissée. Qui pourrait affirmer que la Belgique va à vau-l’eau par comparaison avec ses voisins ? Simplement, depuis toujours, la Belgique dilue le pouvoir : un roi quasi protocolaire, sept parlements, autant de gouvernements et des myriades d’organismes satellites de l’Etat gèrent tant bien que mal ce si petit pays. Le scrutin à la proportionnelle est de rigueur à tous les étages, ce qui ajoute à l’opacité de l’édifice hors de nos frontières.

Au centre, une capitale multiple (de l’Union européenne, de la Belgique, de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la Communauté flamande) éclatée en dix-neuf communes, officiellement bilingue mais effectivement multilingue, bigarrée, contrastée, à la fois ségréguée et intégrée. Dans cette société qui aime poster des chatons sur les réseaux sociaux les soirs d’interventions antiterroristes, rien n’est jamais tout à fait sérieux, ni tout à fait réel. La Belgique ne se rassure pas en s’illusionnant sur sa puissance mais en se riant de la situation.

C’est sur cette toile de fond que surviennent les attentats du 22 mars. La tentation est forte de se demander ce qui arrive à cette pauvre petite Belgique, si innocente, si tolérante, si cosmopolite, à l’identité si peu encombrante, qui est parvenue à digérer mille crises politiques sans en venir aux mains, qui se voulait un exemple pour l’Europe. Consternation : comment se peut-il qu’on nous attaque ? Comment quelqu’un peut-il nous juger dignes d’un attentat ? Pourquoi haïr des gens aussi inoffensifs que nous ? Le risque existe de trop croire en la réalité de l’image que nous aimons donner de nous. La situation n’est pourtant pas si inédite. La Belgique aussi a connu par le passé des violences politiques. Dans les années 1980, le terrorisme d’extrême gauche des Cellules communistes combattantes, peu meurtrier mais spectaculaire, ou les « Tueurs du Brabant », qui ont commis des massacres dans des supermarchés, peuvent paraître lointains, mais ils indiquent que notre société aussi est habitée de pulsions de mort.

« Raidissement »

Comme tout mythe, la légende dorée de la petite Belgique cache bien des misères. Mille haines recuites, un pays et des villes clivés, un racisme rampant (de moins en moins), la tentation du repli, une certaine fascination pour des modèles étrangers complètement inadéquats pour la Belgique, comme récemment celui de la « laïcité à la française », des discriminations à la pelle. Sous les apparences de la bonhommie, un raidissement se fait sentir depuis vingt à trente ans. Il n’y a sans doute pas de danger de voir s’instaurer aujourd’hui un autoritarisme identitaire chez nous, mais les boutiquiers aussi peuvent se durcir, rejeter, haïr et faire monter la tension.

A sa manière, voici donc la société belge à la croisée des chemins, tentée de se laisser aller au cercle vicieux dans lequel elle est sans doute entrée depuis un moment, à sa manière, l’air de ne pas y toucher. Bien entendu, les racines des attentats sont multiples et souvent lointaines, mais, pour nous qui ne croyons pas à notre puissance, quelle autre action réaliste s’offre à nous, si ce n’est agir chez nous, soigner notre société et la rendre plus résistante aux ferments de haine ? Au-delà du problème des réactions immédiates, les événements récents interrogent donc fondamentalement la Belgique. Cela a-t-il encore un sens de nous voir comme différents, comme un interstice entre les grands ?

Dans un monde qui se repolarise, faut-il continuer de nous aligner docilement, ne serait-ce que parce que « en face » on ne fait pas de distinctions ? Pouvons-nous espérer redynamiser, autour de ces enjeux, le projet européen qui nous tint lieu de programme politique des décennies durant ? Devons-nous assumer un virage autoritaire et abandonner la gestion souple, voire aléatoire, qui, jusqu’ici, a relativement convenu à notre climat de grisaille ? Comment, finalement, penser une réaction à un phénomène de cette ampleur sans trahir notre manière habituellement nuancée de gérer la chose publique ? Qu’aurions-nous à perdre à cette trahison ? Comment inventer un chemin entre notre méfiance atavique vis-à-vis du « système » et la demande de plus d’Etat ?

Une fois de plus, c’est elle-même que la Belgique va devoir chercher entre le rêve naïf d’une innocence retrouvée et la tentation morbide d’emboîter le pas martial de nos puissants voisins, ceux-là même chez qui, déjà, certains se poussent du col pour faire la leçon aux « petits Belges ». Il va falloir nous choisir un destin propre, chose à laquelle nous sommes si malhabiles. Avec le terrorisme, c’est le politique qui refait irruption au pays du compromis.

Christophe Mincke est docteur en droit (université Saint-Louis, Bruxelles). Il est également codirecteur de La Revue nouvelle.

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