La légitimité perdue d’Erdogan

Quand, maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan cherchait encore à se bâtir une réputation de bon gestionnaire, il initia une kyrielle de travaux d’infrastructure et de projets immobiliers qui transfigureraient la métropole. Cette prodigieuse curée, dont ses proches tiraient parti, fut présentée comme un plan d’assainissement de l’espace urbain, que symbolisait une active politique de création de parcs et de boisement. Grâce aux arbres que Erdogan plantait, Istanbul resplendissait de nouveau. Quelques années plus tard, le rêve «islamo-conservateur» subjuguait la nation, lasse de l’incurie du vieux système kémaliste.

Mais vendredi dernier, dans le parc Gezi assailli par les forces de sécurité, le rêve, depuis longtemps écorné, a fini de tourner au cauchemar. Et les arbres, qui contribuèrent à hisser Erdogan sur le trône, entraîneront peut-être sa chute.

Le mouvement de contestation qui secoue la Turquie est enfant du hasard et de la nécessité. Lorsque des tentes furent plantées dans le parc de la place Taksim lundi 27 mai, il ne s’agissait que d’une de ces protestations marginales qui s’observent quotidiennement au centre d’Istanbul. Ici, comme ailleurs, un espace vert avait été sacrifié à la folie des centres commerciaux. Ici, comme ailleurs, quelques citoyens clamaient leur désaccord sans que l’agenda politico-affairiste ne s’en trouve perturbé. Rien ne destinait la défense des arbres du parc Gezi à se transformer en crise de régime. Dans un pays coutumier de la brutalité policière et de l’emprisonnement arbitraire des opposants, la répression du vendredi 31 elle-même faisait partie de l’ordre des choses. Il s’avéra cependant que c’était l’abus de trop. La population descendit dans la rue, le hashtag #OccupyGezi essaima sur Twitter, les grandes villes résonnèrent de tirs tendus, s’emplirent de gaz lacrymogène et se couvrirent de barricades, et rien de moins que le renversement du «dictateur», de «Tayyip le chimique», était dorénavant à l’ordre du jour.

Emeutes ou révolutions éclatent souvent à cause d’un détail. Lequel résume ce que la société, après des années de silence, refuse tout à coup de supporter une minute de plus. De quelles exaspérations le parc Gezi a-t-il été le théâtre ? Il y a eu la sauvagerie de la police, bien sûr, qui donnait l’image d’un pouvoir devenu absurdement intolérant. Mais au-delà, en cette occurrence comme en bien d’autres, le parti d’Erdogan, l’AKP, violait le contrat qui le liait au peuple : détruire les arbres du parc Gezi après avoir prétendu verdir et assainir le pays, c’était avouer que l’intérêt général si souvent invoqué n’était que poudre aux yeux et que seul importait l’enrichissement des amis du pouvoir. Il y avait donc, en outre, le cynisme. Pour parvenir à ses fins, l’oligarchie politico-affairiste piétinerait les droits les plus fondamentaux, elle s’attaquerait à toutes les formes de vie.

La réaction du Premier ministre a sonné comme la justification a posteriori du soulèvement. Refusant de céder à des «pilleurs», attribuant les troubles à l’immixtion de puissances étrangères dans les affaires intérieures turques, s’en prenant à Twitter, menaçant de noyer les contestataires sous le flot de ses partisans, estimant que son mandat lui permettait d’agir comme bon lui semblait jusqu’aux prochaines élections, Erdogan a préféré, au registre de l’apaisement, celui de la réaffirmation de son omnipotence : les arbres seraient bien abattus pour laisser place à quelque projet de son choix, et une nouvelle mosquée verrait le jour à Taksim. Chef-d’œuvre d’autisme, de paranoïa et de mégalomanie. Hybris à l’état pur. Inquiétante psychologie d’un homme engoncé dans ses dogmes, concentrant presque tous les pouvoirs, et absolument convaincu d’être en mesure de tout faire, de vaincre toutes les oppositions.

Au fond, c’est contre cette perversion du régime qu’une partie de la société turque se dresse aujourd’hui, comme si elle sentait qu’il devenait urgent de résister. Car ce qui se met en place depuis que Erdogan a pris l’ascendant sur les anciennes élites en brisant l’armée, ce n’est pas un conservatisme dur, mais bien une nouvelle forme de despotisme, un ordre islamo-paternaliste évoluant vers un genre inédit de totalitarisme vert. Et la confrontation qui vient d’éclater s’explique par l’accélération de cette métamorphose : réforme de l’éducation favorisant les établissements religieux, croisade contre l’alcool, criminalisation du blasphème, pressions sur les médias, emprisonnement de journalistes, d’écrivains et d’opposants. Tout cela porté par une rhétorique antirépublicaine de plus en plus violente, qui vient de conduire Erdogan à traiter Atatürk et Inönü d’«ivrognes».

Quelle sera l’issue de ces journées historiques ? Sommes-nous à l’aube d’un processus révolutionnaire, ou bien n’assistons-nous qu’à un feu de paille ? Bien difficile à dire, tant la situation est volatile. A l’heure où j’écris ces lignes, Erdogan, parti au Maghreb, affiche son insouciance. Mais la mobilisation ne faiblit pas, une grève générale se profile, les violences continuent (on dénombre au moins deux morts), et la municipalité d’Istanbul dépave les rues pour empêcher la consolidation des barricades. Tout au plus peut-on esquisser une interprétation des rapports de force, des revendications, des stratégies.

Le trait le plus frappant du mouvement est sa spontanéité, son autonomie. La brutalité de la répression policière a choqué le pays tout entier. Ce sont des gens de tous les milieux qui ont afflué vers Taksim ou les places des grandes villes. Non pour défiler derrière les banderoles des partis politiques - au demeurant dépassés par ce réveil de la société civile -, mais pour exprimer leur soutien aux militants pacifiques du parc Gezi, leur rejet de l’arrogance du pouvoir, leur attachement aux libertés de base, remises en cause les unes après les autres par un Etat méprisant le droit.

Cette force du mouvement est aussi sa faiblesse. Car pour l’instant, il ne s’en dégage aucune alternative politique. Les manifestants savent ce dont ils ne veulent plus, mais ignorent par quoi le remplacer, ou même de quelle manière ils pourraient acculer le gouvernement aux concessions qui le ramèneraient dans les limites de la république. Si cette indécision perdurait, la contestation finirait par se dissoudre, et le pouvoir reprendrait la main, plus libre que jamais d’imposer à tous l’ordre moral correspondant à son idéologie.

Cependant, la faiblesse n’est pas que du côté du mouvement. L’AKP donne des signes de fébrilité, voire de division. Inquiet de la tournure prise par les événements, le président Abdullah Gül est intervenu pour exhorter toutes les parties à la retenue, reprochant au passage au Premier ministre de réduire la démocratie aux élections. Manière d’affirmer que la conservation du pouvoir implique une pleine acceptation des principes de l’Etat de droit ainsi que des valeurs de la société ouverte.

La balle est dans le camp d’Erdogan. Quel est son calcul ? On ne peut exclure que, surpris par l’insurrection démocratique, le Premier ministre se soit figé dans ce rôle de sultan ombrageux que sa nostalgie de l’Empire ottoman l’a conduit à endosser. Mais peut-être joue-t-il, dans le désordre de ces derniers jours, une partition plus retorse. Le climat de violence et de tension, entretenu par son intransigeance, pourrait lui permettre de se présenter comme l’unique rempart contre le chaos. Si des législatives anticipées venaient à être convoquées dans un tel contexte, Erdogan, profitant de la peur du bon peuple, pourrait se faire réélire dans un fauteuil et imposer cette nouvelle Constitution présidentialiste qui lui conviendrait tant mais à laquelle, jusqu’à présent, l’opposition est parvenue à faire obstacle. Une seule chose est sûre à ce stade : si les arbres du parc Gezi n’ont pas abattu Erdogan, ils lui ont fait perdre sa légitimité.

Par Atila Özer, ecrivain, philosophe

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