La logique suicidaire de Daech pourrait provoquer sa propre chute

Il y a un an, l’Etat islamique (EI) annonçait l’instauration du califat et exigeait des musulmans du monde entier de prêter allégeance à son leader Abu Bakr Al-Baghdadi, intronisé « Calife Ibrahim ». Ce geste symbolique fort montrait qu’il se projetait dans l’avenir comme une entité irréversible.

Le succès de l’EI est dû, en partie, à l’aveuglement de la communauté internationale qui accueillit la chute de Raqqa en Syrie (juin 2013) et de Falloudja en Irak (janvier 2014) comme de simples faits divers, avant de prendre conscience de la gravité de la situation avec celle de Mossoul cinq mois plus tard. Il faut aussi évoquer la responsabilité des pays comme l’Iran, l’Arabie saoudite et la Turquie dans la formation des milices confessionnelles, chiites ou sunnites, dont l’EI, dans ces zones de conflit.

Mais la montée en puissance de l’EI est surtout la conséquence de la crise de l’« Etat westphalien » dans la région : loin de pacifier les territoires qui leur sont soumis à titre d’entités souveraines, certains régimes arabes, dont celui de Bachar Al-Assad, se transformèrent en organes de leur destruction. Aux contestations démocratiques de 2011, le pouvoir syrien répondit en apportant la preuve de sa détermination à « mordre avec des dents volées » à sa société.

1 200 milices en Syrie en 2013

Dégradé en simple force milicienne, il sut fragmenter son territoire dans l’espoir d’assurer sa survie, avant d’en perdre le contrôle et de se désintégrer. Au même moment, et dans un contexte différent, le premier ministre irakien Nouri Al-Maliki mettait en place une politique de confessionnalisation à outrance de son pays, mais sans avoir la moindre maîtrise de ses provinces sunnites.

L’effondrement des Etats en tant qu’instances unifiant le temps et l’espace ne pouvait qu’entraîner dans son sillage celui des sociétés. Comme le suggérait Ibn Khaldûn (1332-1406), en effet, la cité, pacifiée comme condition même de son existence, n’avait plus la moindre force pour résister contre son prince devenu meurtrier, ou ses marges « barbares » disposant d’assez de ressources de violence pour se lancer à son assaut. La multiplication des « hommes en armes » issus de ces marges – 1 200 milices en Syrie en 2013 ! – détruisait tout repère collectif, spatial ou temporel, instaurait une économie de guerre tarissant les ressources et modifiait les frontières internes au gré des rapports de force.

Le trop-plein d’asabiyya (« solidarité de groupe ») militarisées se paralysant mutuellement préparait alors le terrain pour les acteurs à même de radicaliser la da’wa (« appel ») religieuse. L’EI qui, avec son Coran, réduit à une dizaine de « versets de l’épée », élaborait un savoir rustique mais opérationnel et mettait en scène sa cruauté tout en en déléguant la responsabilité ultime au Créateur, pouvait s’imposer comme autorité supra-sociale. Il arbitre les conflits internes, unifie les territoires conquis, dit sa justice tranchant dans le vif ou déclare la guerre à la culture, identifiée à la jahiliyya (« ignorance pré-prophétique »). Sans s’y réduire, il constituait une réponse brutale à la désintégration étatique et l’effondrement social.

Métamorphose

La chronologie de cette organisation-Etat remontant à l’insurrection sunnite de 2004-2007 en Irak offre peu d’éléments d’intelligibilité. Comme les conflits dont il est partie prenante, l’EI se métamorphose en réalité à chaque tournant de son parcours, s’affranchissant sans cesse de ses « situations de moment ». Cette « refondation » permanente dans et par la violence n’est pas sans rappeler certaines expériences passées, dont nazie, et ce, malgré les différences majeures entre elles : au-delà de sa « radicalisation cumulative » par l’action, l’EI apparaît également comme un assemblage de « forces non contemporaines dont les manifestations s’accompagnent d’une brutalité païenne » (Ernest Bloch).

Pour reprendre les termes de Walter Benjamin, son calendrier « ne décompte » pas mais détruit le temps, à l’instar de l’horloge nazie. Telles les créatures de la Troisième nuit de Walpurgis dépeintes par Karl Kraus, il incarne un mal pur, sans aucun lien dialectique avec le bien. Et autant que le nazisme qui avait tant impressionné le juriste Sebastian Haffner par sa capacité à incarner l’ordre tout en lui opposant une violence destructrice, le califat représente l’ordre et le contre-ordre, le Léviathan et le Béhémoth.

Nul doute qu’il est rationnel. Il pense et mène la guerre au point d’ajouter, en 2015, les villes de Ramadi et de Palmyre à ses trophées. Il gère un vaste territoire et crée des ministères. Il verse des salaires et instaure une « assurance-chômage ». Il veille à l’ouverture des marchés et inaugure des hôtels cinq étoiles, mais excelle aussi dans une violence nihiliste à terme susceptible de détruire ce qu’il a lui-même construit à coup d’attentats-suicide.

Fuites en avant

La stratégie militaire mise en œuvre, voire des politiques rationalisant à l’extrême l’économie de la guerre, se heurte par ailleurs de manière systémique à des fuites en avant : épuisement des forces vives dans des batailles comme à Kobané, ville kurde de Syrie, au lieu de la consolidation du pouvoir en zones arabes, brutalité contre les yézidis, chrétiens, chiites, mais aussi sunnites, faisant fuir des centaines de milliers d’habitants des zones conquises, massacres de tribus sunnites entières, provocations cruelles et attentats en Europe multipliant ainsi le nombre de ses ennemis.

Plus que les bombes de la coalition réunie autour des Etats-Unis qui, en dernière instance, pourraient bien s’accommoder de l’existence d’une enclave djihadiste dans un Proche-Orient infiniment moins central que par le passé sur la carte mondiale, voire la résistance kurde à Kobané ou à Tel Ibyad qui redéfinit en la consolidant la frontière kurdo-arabe, c’est cette dynamique suicidaire qui pourrait déboucher un jour sur l’effondrement de l’« Etat islamique ». On peut cependant craindre que même cette chute ne se fasse sans de nouvelles souffrances pour les poussières de sociétés soumises à l’état de violence régnant dans la région.

Hamit Bozarslan (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales)

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