La lutte contre les paradis fiscaux suppose des sanctions concrètes

Il y a sept ans, Vincent Peillon et moi-même avions créé et dirigé une commission d'enquête à l'Assemblée nationale, chargée de mesurer et de faire cesser la nocivité économique, financière et judiciaire des paradis fiscaux en Europe. Nous étions allés enquêter sur place, à Monaco, au Liechtenstein, à Jersey, à Gibraltar, sur l'île de Man, dans les cantons suisses, au Luxembourg, en Autriche et à la City de Londres, et avions dressé un état des lieux accablant que beaucoup semblent aujourd'hui découvrir depuis l'explosion du système financier.

Il y a sept ans, les incidents avec les gouvernements de ces Etats s'étaient multipliés parce que nous montrions du doigt les pratiques de ces territoires qui vivent de la dérégulation et prospèrent sur l'argent sale ou illégalement dissimulé. Les paradis fiscaux incitent au pillage fiscal systématique des économies voisines et organisent la protection judiciaire de ceux qui fuient le respect des lois. Nous n'avions reçu à l'époque que des insultes des gouvernements de ces Etats prédateurs, et avions dû affronter les réflexes conservateurs de leurs nombreux alliés dans les grands Etats protecteurs.

Je puis ainsi attester que, pendant nos travaux, la droite appuyait idéologiquement les paradis fiscaux en attaquant nos stratégies agressives. La gauche, bien que parfois hésitante, fit heureusement voter un texte permettant la mise sous embargo de toutes les transactions financières à destination et en provenance des paradis fiscaux. Cette loi du 15 mai 2001 dite "nouvelles régulations économiques" n'a jamais servi, enterrée par la droite qui gouverne la France depuis sept ans.

L'OCDE prit l'affaire en main en créant sa fameuse liste noire, dix ans avant le G20 d'avril ! Ce dispositif n'a servi à rien, car aucune sanction n'a été prise sur le fondement de la liste noire par aucun Etat. Pire, les paradis fiscaux ont réussi avec le temps à sortir un par un de cette liste inutile et factice.

Pendant ce temps, l'Union européenne des gouvernements libéraux incarnée par José Manuel Barroso a pris tout au contraire des mesures concrètes pour conforter les paradis fiscaux. En confiant d'abord la présidence des gouvernements de la zone euro à un paradis fiscal, le Luxembourg. En acceptant et légalisant le pillage fiscal par les paradis fiscaux que représente la directive épargne, laquelle autorise le prélèvement à la source forfaitaire en contrepartie du maintien encouragé du secret bancaire.

Lorsque éclata en 2007 l'affaire de l'exil fiscal de Johnny Hallyday en Suisse, Nicolas Sarkozy lui-même prodigua au chanteur ses encouragements publics, pendant que nous étions quelques-uns - trop rares - à dénoncer les pratiques prédatrices de la Confédération helvétique.

Chacun sait, le gouvernement français le premier, que la plupart des sièges sociaux, centres de profits des grandes entreprises transnationales ayant leur activité en Europe (Hewlett-Packard, Gillette, Procter & Gamble, Ralph Lauren, Colgate Palmolive, Pfizer, Cisco, General Motors, Amgen, Biogen, Philip Morris, Medtronic, Iridian Technologies, entre autres), sont allés s'installer dans les zones à très basse pression fiscale de la Confédération helvétique, notamment. Ce sont des milliards d'imposition sur le capital qui sont partis en fumée pour les caisses publiques des grands Etats européens pendant toutes ces années de douce tolérance à l'encontre des paradis fiscaux.

Ces grands Etats, qui financent un haut niveau de services publics, de protection sociale, de dépenses militaires, ont été obligés de suivre le mouvement de baisse fiscale généralisée sur le capital dans toute l'Union, afin de résister à cette "concurrence fiscale dommageable", dite dumping fiscal, venue de ces paradis fiscaux, reportant la charge de la solidarité nationale sur l'impôt frappant le travail, l'emploi et les salaires. D'après la Confédération internationale des syndicats libres, ce sont 1 400 sièges sociaux qui seraient, par exemple, partis en Suisse, soit l'équivalent de 32 milliards d'euros de recettes fiscales sur les profits de ces entreprises perdues.

Tous les paradis fiscaux proposent aux sièges sociaux des entreprises des taux d'imposition des bénéfices avoisinant les 0 % à 5 % contre 33 % en France, 30 % en Angleterre, environ 30 % en Allemagne.

Pour quelle raison aucun des gouvernements européens n'a-t-il réagi contre ces pratiques prédatrices ? En vingt ans, le taux moyen européen de l'impôt sur les sociétés est passé de 45 % à 30 %. Accepter de la sorte la baisse continue des taux d'imposition sur les profits des entreprises, c'était accepter, en plus de la sous-rémunération du travail, la surfiscalisation de tous ceux, salariés, travailleurs indépendants, artisans, commerçants, retraités, qui ne vivent que de leur travail.

Pourquoi donc en effet une telle complicité ? Parce que les paradis fiscaux ont donné aux gouvernements libéraux des justifications pratiques et concrètes à leurs programmes injustes et très dogmatiques de toujours plus de baisses d'impôts et de cadeaux fiscaux pour leur clientèle électorale fortunée.

Les gouvernements de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy ont pris appui avec une constance toute idéologique sur les paradis fiscaux pour rendre naturelle la nécessité de ne pas trop frapper les profits au motif qu'ils risqueraient de s'exiler... dans les paradis fiscaux. La rhétorique de l'exil fiscal n'a fait que conforter ces territoires qui ont gagné, au fil du temps, des alliés dans toute l'Europe des gouvernements libéraux.

Ces milliards perdus par pur aveuglement idéologique, ce sont ceux qui nous manquent aujourd'hui pour financer nos plans de relance, redistribuer du pouvoir d'achat, stimuler l'investissement industriel, et limiter notre dette publique.

Après les attaques des services secrets allemands contre le Liechtenstein, après la stratégie américaine de criminalisation de la Suisse dans l'affaire UBS, le G20 vient de rétablir les listes noires afin d'accentuer enfin la pression internationale. Pourtant, le même G20 vient de renvoyer à plus tard les sanctions. Les paradis fiscaux, encerclés par la pression internationale, viennent de concéder la fin abstraite du secret bancaire, mais rien de concret qui ne le rende inopposable aux autorités fiscales et policières.

Ce genre de concession à dose homéopathique aurait dû être arrachée il y a dix ans. Entre-temps, des Etats comme la République française ont perdu l'équivalent de 20 à 30 milliards d'euros chaque année, qu'il a fallu trouver sur d'autres contribuables.

Mais l'affaiblissement du secret bancaire aura peu de conséquences, car la seule véritable victoire sur les paradis fiscaux serait le rehaussement de l'impôt sur les profits des sociétés, des fortunes et des patrimoines exilés dans ces territoires.

Et ce ne sont pas des conférences internationales et leurs communiqués en demi-teinte qui feront rapatrier les milliards exilés, mais les seules sanctions concrètes contre les paradis récalcitrants : interdiction des transactions financières à destination et en provenance de ces territoires ; interdiction des sociétés de domicile (trust, anstalt, fiducie) ; retrait de licence pour les banques exerçant sur le territoire de l'Union européenne dont le siège social est situé dans les paradis fiscaux ; fermeture d'office des filiales des banques européennes dans ces territoires ; redressements fiscaux sur les sociétés ayant leur siège dans les paradis fiscaux ; remise en question des accords de libre-échange avec les paradis fiscaux extra-européens dans l'attente du rétablissement d'un niveau de fiscalité sur le capital acceptable. Seules ces sanctions auront raison des paradis fiscaux. Les dirigeants du monde n'échapperont pas à cette heure de vérité là.

Arnaud  Montebourg, député PS de Saône-et-Loire.