«Nous sommes en guerre à la fois contre un ennemi extérieur et intérieur.» L’expression est lâchée par le ministre de l’Intérieur. En guerre «culturelle» contre un ennemi idéologique, l’islamiste, qui pénètre la société et manœuvre les consciences ; et en guerre tout court contre des ennemis immédiats, les terroristes. La rhétorique belliqueuse répond aux multiples appels lancés ces derniers jours à se donner «enfin» les moyens de lutter, quitte à «sortir du cadre», à «s’exonérer des lois de la paix», à adopter une «législation de guerre» et à «en finir avec l’Etat de droit». Ce serait le prix à payer pour juguler les menaces et apaiser les anxiétés.
Ce prix se paie toutefois d’autres inquiétudes : celle de la montée des tensions et des amalgames dans une société travaillée à bas bruit depuis des années par la répétition des attentats ; et celle d’une mise à mal du «cadre» justement, celui de l’Etat de droit et des libertés fondamentales, du glissement vers une société répressive, «préfasciste».
Cette double inquiétude pointe vers un problème tout à fait essentiel : celui de la violence dans l’ordre politique moderne. Deux points méritent dès lors d’être clairement explicités.
Le premier est que nos sociétés ont apporté au cours de leur histoire une réponse très spécifique à ce problème : la séparation de deux ordres de la violence, l’ordre extérieur, celui de la guerre, de l’ennemi, et l’ordre intérieur, celui du crime, du criminel, ce qui a pris la forme d’une progressive division du travail entre des institutions dont l’horizon est la conduite de la guerre - les forces armées - et celles dont la mission est la lutte contre le crime, et, plus généralement, les atteintes à l’ordre public - police et justice.
Le second est que ces mêmes sociétés, à mesure même qu’elles ont continué d’approfondir cette distinction, ont presque constamment été confrontées à des «ennemis d’Etat», contestant radicalement l’ordre politique par le recours, effectif ou imminé, à la violence. On ne compte plus les «rebelles», «séditieux», «subversifs» - aujourd’hui «séparatistes» - et, depuis maintenant plus d’un siècle, presque toujours «terroristes», dont les actes ont conduit à des mises en cause de cette séparation qu’ils rendaient apparemment inopérante.
L’histoire et la sociologie de la gestion de cette menace sont encore mal connues. On en sait toutefois assez pour pouvoir affirmer une chose essentielle : l’efficacité dans la lutte contre la violence terroriste n’est pas une fonction inverse de la protection garantie par l’Etat de droit. On peut penser à la manière dont la RFA a affronté dans les années 70 et 80 le terrorisme d’extrême gauche. Ou à la manière dont l’Italie, dans les années 80 et 90, a mis au pas des organisations mafieuses engagées dans une «guerre contre l’Etat». Dans les deux cas, le cadre de l’Etat de droit a été déplacé, non pour en sortir ou pour l’abolir, mais au contraire pour le renforcer, précisément parce qu’il était mis à mal.
Le contraste avec les situations allemande et italienne indique toutefois une difficulté supplémentaire : quelles qu’aient pu être les dimensions transnationales de leurs adversaires, les Etats allemand et italien sont parvenus à les combattre en tant qu’ennemis internes à l’Etat-nation, lequel apparaissait donc naturellement comme le cadre de résolution du problème.
Cette situation ne correspond plus à celle que nous connaissons aujourd’hui en France, dès lors que l’ennemi est ciblé comme étant à la fois intérieur et extérieur. C’est cette caractéristique qui fait naître le fantasme d’une épuration du corps social par l’expulsion ou la déchéance de nationalité. C’est précisément par ce biais que la logique de guerre risque de nous corrompre : elle apparaît comme un élément importé imposant sa nécessité.
Face à ce danger, l’alternative qui se dessine est claire. Une option est de s’abandonner à la guerre, à la fois à l’extérieur - sous des modalités forcément dérogatoires au regard du droit des conflits armés - et à l’intérieur, ainsi que le proposent ceux qui en appellent à un «droit spécifique» qui permettrait de réprimer les adversaires tout en préservant les citoyens. Dans la littérature juridique, ce droit spécifique porte un nom : «droit de l’ennemi». La terminologie suffit à indiquer quel en est le ressort : l’indexation de la justice à la logique guerrière.
L’autre option consiste à s’en tenir à l’Etat de droit et à persister dans la criminalisation du terrorisme : à l’intérieur, en complétant tout renforcement des moyens d’action, lorsque nécessaire, par la consolidation concomitante des protections individuelles et collectives ; mais aussi à l’extérieur, en projetant l’Etat de droit au-delà de nos frontières, non pas sous la modalité du sermon infligé à nos partenaires, mais en commençant par adapter les mesures prises dans la lutte contre le terrorisme à ses exigences. Pour dire les choses brutalement : la direction à suivre consisterait plutôt à faire des soldats des policiers, et non l’inverse.
Cette tâche n’est pas simple. Elle suppose rien moins qu’une réinvention, le passage - déjà en partie amorcé par la création du Tribunal pénal international - à une nouvelle étape historique de l’Etat de droit, qui ne serait plus arrimé au seul Etat-nation. Compte tenu du degré d’interdépendance atteint par nos sociétés - et dont la crise sanitaire est un autre indicateur -, nous n’avons pas le choix, sauf à faire croître en même temps le terrorisme et l’illibéralisme, comme les deux faces d’une même régression.
En attendant, il faudra réussir collectivement à marcher sur la crête, entre le précipice des invectives et le gouffre des émotions, afin de réussir à ouvrir cette autre voie : combattre efficacement la menace en préservant la forme que nous avons historiquement voulu donner à notre vie commune.
Alexandre Rios-Bordes, membre du Centre d’études nord-américaines (EHESS). Dominique Linhardt, sociologue (CNRS).