La militarisation des frontières

Par Ali Bensaâd, maître de conférences à l'université de Provence, enseignant-chercheur à l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman (LIBERATION, 26/07/06):

La conférence euro-africaine sur la migration, au début du mois à Rabat, a consacré le traitement répressif qui a été de mise, jusque-là, de la question des migrations subsahariennes. Deux faits majeurs auguraient déjà de la consécration de cette conception. Trois semaines avant l'ouverture de la conférence et le jour même de la célébration de la journée mondiale du réfugié (le 20 juin), quatorze pays européens décidaient, en appui de l'Espagne, d'un déploiement militaire (naval et aérien) pour contrer les flux migratoires africains. Cette décision intervenait deux semaines après la conférence préparatoire de Dakar, où le document (confidentiel) élaboré est surtout un inventaire de mesures répressives qui se veulent «audacieuses», «rapides» et «tangibles» par ses auteurs.

Après les inquiétudes suscitées par les indiscrétions qui ont filtré de ce document, la déclaration finale de Rabat s'est voulue plus équilibrée, vantant les mérites de la migration et évoquant autant le développement, en mettant en avant le nécessaire respect de la dignité des migrants. Mais, en dehors de la seule décision pragmatique consistant à réduire le coût, aujourd'hui prohibitif, des transferts de l'argent des émigrés, les autres mesures sont un simple catalogue de voeux pieux pour lesquels aucun financement spécifique n'est prévu, la déclaration se contentant d'évoquer le «recensement» et l' «optimisation des fonds et des moyens institutionnels existants». Le plan d'action est par contre plus disert sur les mesures drastiques dans «la lutte contre l'immigration irrégulière» : mise en place de systèmes «efficaces» de réadmission «dans l'ensemble des pays concernés», dotation en moyens pour identifier «la nationalité des immigrants en situation irrégulière», renforcement de «la capacité de contrôle des frontières nationales des pays de transit et de départ», «renforcement de la coopération en matière judiciaire et policière». Bref, la panoplie de mesures concrètes d'une politique de répression drastique. L'affaiblissement du continent africain et l'abcès de fixation algéro-marocain déblaient la voie à une telle politique imposée par l'Europe à des «partenaires» réduits au rôle de supplétifs de la répression.

Or une telle politique a largement démontré son échec. Aussi est-il bon de rappeler quelques chiffres. En dix ans, depuis 1992, les plus basses estimations chiffrent à 4 000 le nombre de noyés dans la traversée du détroit de Gibraltar, en ne tenant pas compte des morts bien plus nombreux et bien plus ignorés dans l'immensité du désert, comme on a pu le constater sur place. Rien que dans les quatre premiers mois de cette année, il y a eu 1 500 morts. Ce chiffre représente aussi bien le minimum avancé par le Croissant-Rouge mauritanien que par les RG espagnols qui, comme on le sait, ne sont pas coutumiers de l'inflation de chiffres. Les ONG andalouses estiment leur nombre au double, sur les six derniers mois. Mais même si on ne s'en tient qu'au premier chiffre, minimum et consensuel, cela signifie qu'il y a douze fois plus de morts et qu'à mesure que la frontière européenne est repoussée vers le Sud, sa dangerosité s'accroît : 25 morts par mètre de glissement vers le Sud...

Pourtant, au-delà de la catastrophe humanitaire que cela représente, cette répression reste inefficace : le premier semestre de cette année n'était pas achevé que le nombre de migrants ayant accosté aux Canaries dépassait déjà le chiffre record de toute l'année 2002, considérée comme un pic. Au cours du seul mois de janvier de cette année, leur nombre dépasse celui de toute l'année précédente.En regardant ailleurs, on mesure mieux cet échec et son inévitabilité : comme dans un jeu de miroir, la frontière américano-mexicaine a compté également, en dix ans, 4 000 morts. Et si la répression des flux migratoires y est plus ancienne, plus sophistiquée et plus «aisée» qu'en Méditerranée, l'échec est égal. L'année dernière, comme les années qui l'ont précédée, la moisson de morts n'a pas décru : elle en a fauché 400. Et cette année, le chiffre d'une quinzaine de morts par semaine est avancé. Ce qui signifierait deux fois plus de morts. Pourquoi cette fatalité de la spirale de la répression et de la mort ? A ce point, les dates parlent. D'abord, 1994, date symbole : celle de l'entrée en vigueur de l'Alena, l'accord de libre-échange Mexique, Etats-Unis, Canada. Mais elle est aussi celle de l'érection du mur le long de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis alors qu'un mur, provisoire et limité, séparant les deux villes jumelles de San Diego et Tijuana, a été érigé en 1989, l'année de la chute du mur de Berlin. 1998 est l'année du début d'érection du mur à Ceuta puis du «mur électronique» (le SIVE) au large des côtes. Elle est à mi-chemin entre la date de signature de l'accord de libre association entre le Maroc et l'UE et celle de son entrée en vigueur. Ce que marquent symboliquement ces dates, c'est ce double mouvement, contradictoire, d'ouverture plus large de l'espace économique d'un côté et d'enfermement de l'espace humain de l'autre. Et c'est là qu'est la contradiction qui noue le drame. Contradiction intenable parce qu'elle n'aboutit qu'à la seule réhabilitation d'une «logique de murs». Une logique qui fait de ces deux frontières, parce qu'elles mettent en contact direct monde industriel et monde sous-développé, les deux seules régions au monde, en paix, où se dressent des murs (le mur israélien veut se justifier précisément par un état de guerre), les deux seules régions au monde où les frontières sont militarisées, alors qu'il n'y a ni conflit militaire ni revendication territoriale et, enfin, les deux seules frontières militarisées du monde occidental. Une militarisation qui va crescendo à mesure de son inefficacité : 6 000 militaires américains ont dû être encore appelés en renfort à la mi-mai pour renforcer un mur déjà extrêmement sophistiqué et militarisé alors que, dans la même semaine, l'Espagne envoyait de nouveaux patrouilleurs au large de la Mauritanie. Inutiles murs. Et dangereux. Et pas seulement pour les migrants. Car l'érection des murs signe toujours le début d'effondrement d'un système. Ils s'écroulent toujours, et moins sous les assauts extérieurs que par effritement interne, car les murs étouffent d'abord ceux qu'ils sont censés protéger. Il y a moins de vingt ans, le rideau de fer l'avait pourtant bien illustré : mémoire courte ? L'instrumentation de la question migratoire pour le verrouillage du débat politique d'un côté et la précarisation du travail de l'autre procède de cet «effet de mur».

Murs dangereux également parce qu'ils minent le monde. L'illustration la plus récente est la reprise de la rébellion touarègue au Mali, l'une des multiples ondes de choc, lointaines, de la politique de répression voulue à la source par l'Europe. Parce qu'ils ont toujours tiré leurs ressources de la mobilité, y compris la facilitation de celle des autres (commerçants et migrants par exemple qui ne se destinent pas toujours à l'Europe), les Touaregs sont plus que jamais réprimés dans leurs mouvements transfrontaliers par des Etats tenus dorénavant responsables, devant l'Europe, de leurs frontières sahariennes. Aussi, à la marginalisation pratiquée à leur encontre par les pouvoirs centraux s'ajoutent désormais un nouvel interdit de mobilité et un confinement qui accroît leur déclassement, et donc un désespoir et une révolte lourds de menaces pour toute la région. Le monde connaît une contraction inexorable. En voulant l'endiguer et en murant le monde, on fissure et on mine ce dernier.