La mission clé de Catherine Ashton

Même si l’on s’attend à ce que la Britannique Catherine Ashton, récemment nommée au poste de haute représentante aux Affaires étrangères de l’UE, adopte un profil bas sur la scène internationale, il y a un domaine où elle laissera sans doute sa marque: la mise en place d’une nouvelle bureaucratie, une occurrence rarissime.

La baronne Ashton présidera à la création du premier service diplomatique européen. A elle seule, cette tâche pourrait lui donner une place de premier plan dans les livres d’histoire. Ce nouveau service diplomatique, appelé Service européen d’action extérieure (SEAE), pourra potentiellement construire une politique étrangère européenne plus cohérente et efficace, une politique jusqu’à présent caractérisée autant par le refus de renoncer aux prérogatives nationales que par les conflits internes bureaucratiques.

La haute représentante a deux casquettes: elle reprend à la fois les attributions du secrétariat général du Conseil de l’UE et celles de la Commission européenne. Cela lui permettra d’utiliser les ressources de ces deux institutions pour atteindre ses objectifs. Le SEAE pourrait donc devenir un instrument pour renforcer sa position et son programme face au président de la Commission européenne, au président du Conseil de l’UE, au Parlement européen, sans parler des divers gouvernements nationaux.

Il n’en reste pas moins que le personnel du SEAE proviendra au final des services diplomatiques nationaux, de la Commission européenne et du secrétariat du Conseil. «Au final» est le mot clé. En rédigeant le Traité de Lisbonne, les Etats membres ont pris soin d’utiliser une formulation vague pour tout ce qui a trait au SEAE. Les termes concernant le choix de sa localisation, sa taille, ainsi que sa composition et son principe de rotation sont particulièrement ambigus. Il n’est toujours pas clair s’il sera supervisé par une commission supranationale ou par un conseil intergouvernemental.

La première tâche de Catherine Ashton sera donc d’avancer une proposition concrète pour le SEAE qui soit acceptable par le Conseil de l’UE – c’est-à-dire les Etats membres de l’Union européenne – et par la Commission européenne. Certains Etats membres, comme l’Allemagne, forment depuis un certain temps déjà leur personnel diplomatique dans la perspective d’une diplomatie européenne, un fait qui méritera d’être pris en compte. Mais en définitive, ce processus n’aura qu’une issue possible: la création d’une bureaucratie séparée pour le Service européen d’action extérieure.

Malgré une longue continuité historique, les services diplomatiques européens sont relativement récents et sont pour l’essentiel des institutions nées après la Seconde Guerre mondiale. Le service diplomatique américain n’a, lui, que 80 ans. Et pourtant les fonctionnaires des Affaires étrangères – diplomates, consuls et autres personnels – se comptent par milliers dans le monde. Chaque pays ou presque est représenté officiellement dans quasiment tous les autres pays.

Il reste encore à comprendre pourquoi tant de bureaucraties sont nécessaires dans ce domaine alors qu’une grande partie des relations internationales se fait en marge des gouvernements. Elles ne vont pas disparaître pour autant. Il est donc important de reconnaître et de comprendre leurs différents rôles.

Le rôle principal du SEAE sera de représenter l’ensemble de l’Union européenne à l’étranger. Il n’est pas pour autant prévu qu’il remplace les services diplomatiques nationaux. C’est pour cette raison que la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE est pour l’instant du ressort d’un conseil intergouvernemental et non d’une commission supranationale.

Faire converger ces deux portefeuilles est l’occasion qui s’offre à Catherine Ashton. Les Etats membres ne se mettront jamais d’accord sur tous les points. Elle pourrait utiliser la nouvelle bureaucratie pour résorber graduellement mais énergiquement les handicaps de la duplication et du bilatéralisme. Tout en respectant la nature hybride du SEAE, elle peut l’amener à se placer en position d’arbitre des divergences entre les différents Etats membres de l’UE dans le domaine de la politique étrangère. Il se peut, avec le temps, que ceux-ci voient leurs intérêts mieux défendus dans le pré carré de la haute représentante que par leur diplomatie nationale.

Ses alliés naturels seront les plus petits Etats membres de l’Union. Ces Etats ont développé une politique étrangère, en créant des services diplomatiques et en formulant des stratégies politiques, à l’égard de pays et de régions avec lesquels ils n’entretenaient auparavant aucune relation. Ils placent de grands espoirs dans le SEAE en tant qu’outil de la Commission européenne.

Auparavant commissaire européenne au Commerce, la haute représentante possède une expérience indéniable du fonctionnement de la Commission. Elle est sans doute parfaitement consciente des difficultés qu’elle rencontrera pour concilier les structures du Conseil intergouvernemental et de la Commission supranationale.

Les bureaucraties sont souvent ignorées ou considérées comme allant de soi. Mais elles tendent à adhérer à trois principes qui affectent la vie de la plupart d’entre nous: elles disparaissent rarement; elles profitent des ambiguïtés; et elles abhorrent le vide. En fait, les bureaucraties peuvent s’adapter, évoluer, voire reculer, mais en général elles ont tendance, d’une année sur l’autre, à devenir plus importantes et plus puissantes.

La raison en est que les bureaucrates détestent par-dessus tout l’ennui. Comme leurs contreparties du secteur privé, ils prospèrent ou dépérissent. Et de même, ils ne vivent que pour et par l’esprit d’entreprise. Il faut donc s’attendre à voir le nouveau SEAE s’installer dans la durée. Il reviendra à Catherine Ashton et à son équipe de voir s’il jouera un rôle positif, négatif ou neutre dans ses diverses attributions. Mettre en place une équipe de direction efficace du SEAE sera peut-être leur première tâche, et la plus essentielle.

Stéphanie Hofmann et Kenneth Weisbrode, respectivement de l’IHEID et de l’Institut universitaire européen de Florence. Traduction: Julia Gallin.