La mission de l'Eglise consiste à élargir la raison, et non à la combattre

Comment l'Eglise est-elle perçue et comment perçoit-elle sa tâche ? Y réfléchir demande de dépasser les images trop simples et d'approfondir nos perceptions.

Ce qui touche les chrétiens d'abord et préoccupe des "cadres" de l'Eglise, c'est l'usure du tissu paroissial : la couverture du territoire n'est déjà plus assurée. Héritage de chrétienté, le maillage des villes et des campagnes par des célébrations liturgiques - messe dominicale, baptême, mariage, obsèques - ne met l'Eglise en relation qu'avec une minorité de Français. Effort épuisant les moyens disponibles, l'objectif d'un maillage devient lui-même incertain.

D'ailleurs l'observateur extérieur est davantage frappé par le désengagement culturel de l'Eglise sur plusieurs décennies, et la diminution de son rôle social. Pourtant, elle n'est pas la seule institution mise à mal par le "désenchantement du monde" et l'on perçoit, à certains signes, que ce grand corps historique et universel, témoin de la "résurrection" qu'est l'Eglise, invente un nouveau régime de présence.

Les circonstances semblent favorables pour une nouvelle rencontre entre la raison et la foi. Les sciences humaines et sociales, après les sciences de la nature, ont mis à mal pendant deux siècles le "croyable disponible". Inventant un nouvel humanisme à visée universelle, elles ont "régionalisé" la foi. Ayant acquis leur autonomie et consommé pour toujours leur rupture avec la "science de la foi", elles s'adressent désormais plus volontiers à elle, en confrontation ou en complicité.

D'abord parce qu'elles n'échappent pas à une sorte de crise des fondements. Ensuite parce qu'autonomie ne signifie pas indépendance : les sciences de l'esprit se sont toujours intéressées aux choses de l'âme. La psychanalyse, qui n'a pas renoncé à chercher la vérité dans ses textes fondateurs, découvre le croire qui précède le savoir et lui donne naissance dans l'affect.

La pédagogie se soucie de la transmission qui rend possible l'apprentissage. La sociologie apprend à faire confiance à ceux qu'elle interroge, comme aux premiers experts de leurs pratiques. L'anthropologie ne délaisse pas l'étrangeté du christianisme au profit des tropiques. L'histoire purifie les mémoires et les oublis qui suscitent et orientent sa quête de sens.

Pour la joie de certains, au scandale d'autres, l'art contemporain n'a peut-être jamais été comme aujourd'hui un vis-à-vis pour la théologie. L'art et les artistes semblent loin des dogmes catholiques, et la provocation n'est pas toujours ici de la plus grande profondeur. Mais l'expression de l'expérience de la gloire et de la cruauté du monde par les artistes interroge l'humain à la manière de la foi en son intimité.

La foi ne se présente plus comme étrangère au monde, mais comme une raison élargie. Reste aux croyants d'en prendre conscience, et aux catholiques à sortir de leur dépression pour inventer une nouvelle communicabilité de la foi qui la rende perceptible dans le monde. Derrière certaines polémiques récurrentes, se trouve le reproche ou le regret que l'Eglise campe sur des frontières qu'elle ne peut ni abolir ni fortifier. J'en nomme trois seulement : l'Eglise et le pouvoir, le rôle des hommes et des femmes, le dialogue des croyants et des humanistes. Ces débats ont une valeur prophétique pour la société française.

1. Les chrétiens sont ensemble témoins d'une mission. Le dynamisme de l'Eglise, voire sa survie en France et en Europe, dépend beaucoup de la formation et de l'action des chrétiens laïques. L'"icône" de l'autorité se trouve dans une page de l'Evangile où Jésus, "Maître et Seigneur", lave les pieds des disciples. Cette parabole éclaire le fonctionnement de notre société.

Ce n'est pas de nulle part que nous avons appris à désigner les princes qui nous gouvernent du nom de ministres, c'est-à-dire serviteurs. A l'épreuve de l'histoire, l'idéal du Bien commun semble seul capable de proposer l'autorité - dans la famille, à l'école, dans l'entreprise, dans la cité... - comme un service.

2. La révolution sexuelle, en particulier féminine, a provoqué une émancipation de chacun dont on n'a mesuré les conséquences ni dans l'Eglise ni dans la société. La tâche de l'Eglise est de la référer sans cesse à l'amour. En aucune langue, le mot "femme" n'est le féminin du mot "homme". L'humanité est masculine et féminine dans son unité, et son identité n'est que relation. Plus que d'une justice, nécessaire, entre les sexes dans la répartition des rôles et des responsabilités dans l'Eglise et dans la société, il s'agit d'une libération du rayonnement de la différence sexuelle, dont la fécondité ne se limite pas à la sphère "privée" de la famille.

L'enjeu, comme le disent Freud et la Bible, c'est l'espérance d'une humanité réconciliée. Cette utopie n'est ni chrétienne ni laïque : elle est à l'oeuvre au plus intime de nous-mêmes.

3. La troisième frontière de l'Eglise est la rencontre des croyants et des humanistes. Je choisis deux mots dont aucun n'est la négation de l'autre, car ces deux attitudes ne sont ni contradictoires ni même indépendantes. Sur quoi peuvent s'entendre croyants et humanistes ? La question me semble plus profonde que celle que pose le dialogue interreligieux. Celui-ci se déroule dans une maison commune qui le rend politiquement possible : la laïcité. Les croyants et les théologiens n'ont pas attendu les Lumières pour se lire et se rencontrer, mais leur rencontre aujourd'hui prend une forme nouvelle.

Contrairement à une idée répandue, la rencontre des croyances n'est pas d'abord violente et intolérante. Elle le devient en pensées, en paroles ou en gestes, quand le croyant quitte l'authenticité de sa quête pour défendre un système. Naît alors une forme d'hypocrisie, qui n'est pas l'apanage des catholiques, mais peut défigurer une conviction spirituelle laïque.

La quête du croyant dans la foi s'apparente plus qu'on ne le dit à l'ouverture de l'agnostique dans la raison. C'est par cette ouverture au vrai, cet "amour de la sagesse", qui nous appelle tous, qu'un dialogue est possible. A la fin de la première décennie du XXIe siècle, les questions ne manquent pas que nous ne pouvons abandonner ni aux techniciens ni aux cyniques : la longévité humaine, la mondialisation économique et l'Europe, l'intégration de l'islam culturel dans le creuset français.

Antoine Guggenheim, directeur du Pôle recherche du Collège des Bernardins, à Paris

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