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La musique, brûleuse de frontières (7/7)

Des fans du chanteur congolais JB Mpiana, à Kinshasa. Photo Dieter Telemans
Des fans du chanteur congolais JB Mpiana, à Kinshasa. Photo Dieter Telemans

Quelles que soient leurs trajectoires de migrations, les «migrants» d’aujourd’hui comme ceux d’hier sont avant tout des individus avec un bagage culturel propre, des émotions. Une vie qu’ils laissent «là-bas» pour construire autre chose «ici» : «Je vis ici oui / Mais c’est là-bas que j’habite / Et quand j’y suis, une voix me dit "reviens vite"» comme l’écrit le parolier du groupe Zebda, Magyd Cherfi dans son album Harragas (1). N’en déplaise au modèle français d’intégration, en fonction de ce qu’ils sont, ils empruntent, s’approprient, composent, recomposent sans jamais oublier d’où ils viennent, ils créent ainsi des identités créolisées. Trop souvent oubliée par les sciences humaines, la musique en tant qu’objet de création et fait social offre un cadre d’analyse pertinent pour saisir les dimensions culturelles, politiques et symboliques de ces nouvelles créations. Analyser des chansons par exemple met au jour un des paradoxes de la machine à intégrer française qui permet une rencontre culturelle féconde en incluant ces nouvelles créations culturelles dans le patrimoine culturel national, tout en les reléguant à une culture dite alternative.

Ainsi, parmi le public de Maître Gims, lauréat des victoires de la musique 2016 dans la catégorie chanson originale, qui sait qu’il n’est pas «français de papier» comme le dirait le sociologue Abdelmalek Sayad ? Fuyant le Zaïre de Mobutu avec ses parents, le rappeur arrive en France à l’âge de 2 ans. Si le public du groupe n’a que faire du passeport du chanteur, les médias français reviennent toujours sur ses origines. Répondant à Yann Barthès dans le Petit Journal de Canal+ en octobre, Maître Gims explique qu’il est français mais pas «techniquement français» : «Je ne suis pas français d’origine, je suis français dans le sens où j’ai grandi en France, je me sens français, je suis français mais, techniquement parlant, je n’ai pas de passeport français.» Mais, dans le Parisien en 2015, qui l’interrogeait sur sa nationalité, le chanteur déclare : «Parfois, je me dis : "En fait, je suis un artiste africain."» Dans cette position d’entre-deux de l’artiste «franco-africain» que le chanteur semble adopter, on retrouve le double positionnement migratoire d’ici et de là-bas, doublé d’un amalgame trop souvent utilisé du pays «Afrique» dans lequel chacun projette ses représentations. Le label World Music des années 80 y est pour quelque chose, projetant sur la scène européenne des artistes non natifs de France mais ayant connu un succès international à partir de la scène parisienne. On pense au chanteur malien Salif Keita, au début des années 80, ou au collectif ivoirien Magic System dans les années 90 et 2000, bien qu’ils aient été reconnus avant en Afrique.

L’immigration n’est pas à sens unique du Sud vers le Nord, elle existe aussi à l’échelle du continent africain dans un mouvement Sud-Sud. La marrabenta mozambicaine par exemple, genre musical né de processus de créolisations entre chansons portugaises, kwela et marabi sud-africain, a été nourrie des allers-retours constants depuis le siècle dernier, des migrants mozambicains travaillant dans les mines sud-africaines. La salsa d’Afrique de l’Ouest témoigne elle aussi des échanges entre Mali et Cuba, notamment au lendemain des indépendances des années 60. La musique «d’ici ou de là-bas» permet toujours de raconter son quotidien ou de faire émerger un «présent du passé», en mettant en récit des représentations de soi, du collectif et du monde. Ainsi, le projet Origines contrôlées des chanteurs Mouss et Hakim (Zebda, Motivés) montre l’existence d’un patrimoine culturel de l’immigration. Les chanteurs reprennent des chansons de l’exil interprétées par des migrants venus du Maghreb en France dans les années 60. Ces chansons reviennent sur les conditions difficiles de la vie quotidienne en immigration (alcool, jeux de hasard, solitude du migrant…). Reprises en 2007 avec d’autres instruments, de nouvelles harmonisations, de nouveaux tempos, elles sont des témoignages de l’histoire de l’immigration en France. D’ailleurs, que ce soit dans ce projet ou au sein du groupe Zebda, Mouss et Hakim se définissent comme des héritiers (et non pas issus) de cette immigration maghrébine postcoloniale et entendent faire connaître cet héritage culturel (2). De même, le groupe Kayes-DG, créé en 2014 dans le cadre du festival Africolor en Ile-de-France, regroupe des Français héritiers de l’immigration malienne des années 80. Ces musiciens et danseurs revisitent le répertoire griotique de la musique mandingue à partir de leur culture musicale contemporaine et de textes qu’ils composent en s’inspirant de leur vie quotidienne.

A l’heure où la gestion des flux humains n’a jamais été aussi médiatisée et considérée comme problématique, obligeant nombre d’Etats à repenser leurs politiques migratoires, les circulations des musiques passent finalement encore les frontières et plus vite que les hommes, grâce aux réseaux sociaux et à l’écoute en streaming. Cela laisse envisager des créations musicales hybrides, nouvelles, recomposées, véhiculant d’autres représentations de soi et du monde. Car, plus que leurs interprètes, c’est la musique en elle-même qui est à analyser en tant que révélatrice de représentation du politique au sein «des» Afriques : sur le continent et parmi les diasporas.

Daouda Gary-Tounkara, CNRS, LAM, Science-Po Bordeaux
Armelle Gaulier, LAM, Sciences-Po Bordeaux


(1) «Ceux qui brûlent» les frontières, les migrants clandestins qui traversent la Méditerranée.

(2) Voir dossier thématique «Musiques et pouvoirs, "pouvoirs" des musiques au sein des Afriques», numéro 255 de la revue Afrique contemporaine.

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