Les Etats et les banques centrales agissent contre la crise aujourd’hui dans un contexte de forte croissance de l’endettement public, même si des niveaux élevés de celui-ci ne sont pas inédits dans l’histoire et qu’aucune défiance des créanciers ne menace les pays développés qui sont endettés dans leur propre monnaie.
La création monétaire par les banques centrales est, avec la fiscalité, un des leviers majeurs à la disposition des pouvoirs publics. La Banque centrale européenne (BCE) a décidé d’amplifier sa politique non conventionnelle, sous forme d’un plan d’urgence d’achats de titres publics et privés, et d’opérations de refinancement à long terme des banques, ce qui rajoutera 750 milliards d’euros aux 2 600 milliards déjà injectés sur les marchés de 2015 à 2019, sans qu’ils aillent nécessairement dans l’économie réelle. Alors que si la BCE achetait directement des titres publics sur le marché primaire des émissions, comme le font la Fed et la Banque d’Angleterre, ces injections de liquidité augmenteraient la masse monétaire circulant dans l’économie.
Tabou du financement monétaire des dépenses publiques
Pour desserrer la tenaille dans laquelle l’Union économique et monétaire enferme les Etats acculés à aller se financer sur les marchés financiers, l’ancien président de l’Autorité de contrôle britannique des marchés financiers, Adair Turner, a suggéré que les banques centrales échangent leurs titres de dette publique contre des titres perpétuels et sans intérêt. Ce qui serait une modalité possible de l’annulation partielle ou totale de la dette publique.
Une banque centrale peut acheter directement des obligations publiques parce que, par définition, elle a la capacité institutionnelle, qui lui a été conférée par le pouvoir politique, à créer la monnaie légale. N’ayant aucune contrainte de capital ni de rentabilité, elle doit seulement s’assurer que cette nouvelle monnaie correspond à une anticipation de la création d’une richesse économique réelle. Si le système productif dispose de capacités disponibles en main-d’œuvre et en équipements, ce qui est le cas aujourd’hui, il n’y a pas de risque d’inflation.
Un nouveau coup vient d’être porté au tabou du financement monétaire des dépenses publiques par la Banque d’Angleterre et le Trésor britannique, qui ont annoncé le 9 avril que les dépenses publiques liées à la crise sanitaire pourraient être financées par la banque centrale. Certes, de manière temporaire et pour des échéances courtes. Mais la prétendue impossibilité logique de recourir à cette mesure est levée.
La monnaie, une institution sociale et politique
C’est pourquoi, récemment, des économistes ont proposé des mesures fondées sur le pouvoir de création monétaire de la BCE, afin d’alléger les dettes souveraines et financer directement les investissements publics nécessaires à la transition écologique. D’autres ont suggéré que la banque centrale lance «l’hélicoptère monétaire», mais donner de l’argent aux ménages ne sert à rien si le système productif n’est pas transformé. De plus, si cela part d’une bonne intention, cela ne rompt pas avec la domination des marchés financiers et ne donne pas la priorité aux objectifs sociaux et écologiques.
Ce rôle de la politique monétaire soutenant l’action publique en situation de crise ou en préparation de l’avenir met en lumière la nature de la monnaie : celle-ci n’est pas seulement un instrument économique, elle est aussi une institution sociale et politique que l’on retrouve sous des formes différentes dans toutes les sociétés. Elle participe à tous les échanges sociaux, elle transmet et renouvelle les dettes économiques comme symboliques, et ainsi elle est encastrée dans la société, selon l’expression de Karl Polanyi. Sa légitimité lui est conférée par le pouvoir politique et assurée par la confiance des membres de la société. Enfin, la monnaie est un enjeu politique parce que sa détention reflète les inégalités, les distinctions sociales et les rapports de pouvoir. D’où la nécessité d’en maîtriser l’évolution par un contrôle démocratique.
Jean-Marie Harribey, économiste atterré; Esther Jeffers, économiste atterrée; Dominique Plihon conseil scientifique d’Attac.