La Norvège piégée par son consensus

La Norvège est généralement connue comme un pays où prévalent la cohésion sociale et le consensus autour de valeurs telles que la solidarité et le refus de l’exclusion. Pourtant, lors des dernières élections législatives, un parti populiste, sinon d’extrême droite, le Parti du progrès, y a obtenu 22,9% des suffrages, ce qui en fait le deuxième parti norvégien, et ceci pour la deuxième fois consécutive. Ne faut-il pas attribuer ce résultat précisément à ce qui devait prémunir la Norvège contre toute poussée extrémiste : la constante préoccupation, non seulement des principaux acteurs politiques, mais de la société, d’éviter à tout prix les conflits ouverts, qu’ils soient publics ou privés ?

Comme de nombreux ouvrages et films scandinaves le suggèrent, le revers d’une recherche systématique du consensus se trouve dans la crainte d’une marginalisation éprouvée par celui tenté d’exprimer des opinions contraires à ce que la majorité considère comme «moralement acceptable». Dès lors que le politiquement correct empêche les partis traditionnels d’aborder clairement des questions qui inquiètent l’opinion - telle l’immigration ou les insuffisances de l’Etat-providence malgré les revenus pétroliers -, ils laissent le champ libre à des mouvements extérieurs au système politique traditionnel.

On peut transposer à la Norvège l’explication de ce paradoxe que deux sociologues, Paul Sniderman et Louk Hagendoorn, avancent pour le cas assez comparable des Pays-Bas : la pression conformiste conduit à une divergence croissante entre les préférences privées (et de facto inexprimables) et les préférences exprimées publiquement. Cette divergence ne cesse de s’élargir… jusqu’à devenir insoutenable. D’où des «crises» de colère, sinon de révolte contre le système politique constitué, dont le vote pour le Parti du progrès n’est qu’un premier symptôme.

L’immigration en constitue une remarquable illustration. La Norvège a longtemps été un pays d’émigration vers les Etats-Unis, dans lequel l’immigration était inexistante. En 1970 encore, le nombre d’immigrés était négligeable. Au 1er janvier 2009, les personnes d’origine immigrée (au moins un parent né à l’étranger) représentaient 15,3% de la population, dont près de la moitié étaient des non-occidentaux. Cette population est principalement concentrée dans quelques régions, notamment à Oslo (34% de la population de la capitale). L’homogénéité ethnique et culturelle qui a caractérisé historiquement la Norvège et qui est, dans une large mesure, à l’origine d’une société fondée sur la cohésion sociale, paraît aujourd’hui remise en question. C’est donc un changement fondamental.

La question a pourtant été largement occultée, sous prétexte que les capacités d’intégration de la société norvégienne joueraient en faveur des immigrés comme jadis en faveur de catégories sociales menacées d’exclusion, ce qui reste à vérifier. En réalité, si l’on en croit l’éditorialiste politique d’un des principaux quotidiens d’Oslo, ses compatriotes avaient peur de leurs sentiments profonds en la matière, et il s’agissait pour les élites de la politique et de la presse d’«empêcher le génie de l’intolérance de sortir de sa boîte». Dans la même optique, toute critique du multiculturalisme tend à être assimilée à du racisme. Ce relativisme culturel a d’autant plus imprégné les esprits qu’il se concilie aisément avec la foi des Norvégiens dans leur modèle de société et la fierté qu’il leur inspire. En effet, contrairement aux Français qui se réfèrent à des principes comme la laïcité, c’est moins des valeurs que les Norvégiens mettent en avant que la force du lien social qui les unit.

Il n’est pas exclu qu’en obscurcissant les repères, ce relativisme ait amené une partie de l’électorat à considérer que, tout compte fait, voter pour le Parti du progrès n’avait rien de choquant, ni d’inacceptable. Pour avoir largement ignoré l’inquiétude suscitée par la progression rapide de l’immigration, les élites norvégiennes ont obtenu le contraire de ce qu’elles recherchaient. Entre les stéréotypes bien-pensants des uns et la démagogie des autres, la marge est étroite.

André Grebine, directeur de recherche à Sciences-Po, Centre d’études et de recherches internationales.