La notion de “génocide” est un mot-clef dans la politique nigériane, employé à tort et à travers

Publié dans Paris Match jeudi 5 décembre, un article signé par Bernard-Henri Lévy lance un SOS pour les chrétiens du Nigeria. Selon lui, les Fulanis musulmans (aussi appelés Peul en Afrique francophone) seraient sur le point de commettre un « génocide » contre les chrétiens du pays. Dans n’importe quelle région du monde, l’accusation est grave. Dans un pays de près de 200 millions d’habitants, composé à peu près pour moitié de chrétiens, on pourrait attendre une recherche sérieuse et approfondie.

Pressions économiques et écologiques

L’article, cependant, est un florilège d’approximations, de clichés et d’erreurs factuelles. Surtout, en inscrivant les événements du Nigeria dans un « choc des civilisations » global, en appelant à une solidarité mal informée, il peut contribuer à attiser les violences et à durcir encore les clivages.

Le Nigeria connaît effectivement des violences importantes, notamment en son centre, la Middle Belt. Des conflits y opposent régulièrement des éleveurs fulani et d’autres communautés, vivant pour beaucoup de l’agriculture. Depuis des années, journalistes et chercheurs nigérians et étrangers se penchent sur cette question, sur la base d’enquêtes fouillées. Ils et elles nous permettent de mieux comprendre les mécanismes des violences.

Ces travaux montrent ainsi que les questions religieuses ou communautaires sont souvent secondaires par rapport aux pressions économiques et écologiques et à l’échec de l’Etat à les réguler. Sous la houlette de pasteurs fulani, des troupeaux de plus en plus importants quittent en lentes transhumances les savanes du nord pour satisfaire la demande croissante des grandes villes du centre et du sud du pays.

Compétition croissante sur le foncier

Les routes de transhumance, parfois anciennes, traversent les zones agricoles du centre, elles-mêmes en pleine expansion. Le changement climatique contribue sans doute pour une part à la crise actuelle – le centre du pays est plus arrosé et mieux doté en pâturages que le nord. L’Etat a bien du mal à réguler de manière apaisée la compétition croissante sur le foncier.

Malgré différentes tentatives (création de couloirs de transhumance ou de vastes ranchs clôturés, par exemple), les autorités nigérianes échouent à trouver des solutions satisfaisantes aux tensions entre éleveurs et agriculteurs. De plus, feuilletage fédéral complexe, marqué par la mauvaise gouvernance et par un fort degré d’impunité des forces de sécurité, l’Etat répond souvent bien mal aux violences qui éclatent. Et contrairement à ce qu’affirme Bernard-Henri Lévy, il n’est pas vrai que l’état-major de l’armée est « Fulani ».

Par ailleurs, le problème ne provient pas uniquement des campagnes. Ainsi, Jos et Kaduna, deux grandes villes du centre du pays, ont connu une série d’émeutes depuis le début des années 2000, pour des raisons économiques et politiques. Les rivalités, qui se déploient au nom d’identités confessionnelles ou communautaires, symbolisent des tensions entre nouveaux arrivants et habitants de la région. Elles doivent aussi à la compétition politique violente que suscitent les élections.

Des Fulani eux aussi victimes de massacres

Selon les règles du fédéralisme nigérian, les supposés nouveaux arrivants n’ont souvent pas les mêmes droits d’accès aux services publics ou au foncier que ceux qui se revendiquent autochtones. De plus, à Jos comme à Kaduna, villes créées à l’époque coloniale, il n’existe que très peu d’autorités « traditionnelles » légitimes susceptibles d’apaiser ces conflits.

Résumer la violence au centre du pays à un affrontement identitaire est extrêmement simplificateur. Penser les éleveurs fulani comme de dangereux nomades radicalisés qui gâchent la vie de paisibles sédentaires chrétiens est faux. Les fulani sont loin d’être tous des éleveurs. Beaucoup ont abandonné l’élevage depuis des générations pour s’installer en ville tandis que d’autres se sont sédentarisés en milieu périurbain ou rural, conservant leurs troupeaux tout en se lançant dans des activités agricoles ou commerciales. Et ces communautés fulani sont régulièrement victimes, elles aussi, de massacres de masse, comme ce fut le cas sur le plateau de Mambilla en 2017.

Instrumentalisation par des fondamentalistes chrétiens

La rumeur d’une invasion du centre et du sud par les musulmans du nord est récurrente. On pourrait remonter aux peurs issues du djihad d’Ousman Dan Fodio, à l’origine de la création du califat de Sokoto au début du XIXe siècle. On pourrait se référer aux débats politiques interminables qui ont précédé l’indépendance du pays en 1960. On pourrait aussi aborder le débat sur l’instauration de la charia dans le nord du Nigeria, qui a occupé tous les législateurs du pays depuis 1960.

Les théories sur la « guerre contre la terreur » et le « choc des civilisations » connaissent aussi un grand succès parmi certains groupes chrétiens fondamentalistes nigérians qui n’hésitent pas à propager au Nigeria et parmi la diaspora leur lecture de l’histoire. Au jeu du grand méchant musulman, le nord du pays semble toujours gagner la partie. Et M. Lévy de relier les violences du centre avec celle du nord-est, où les djihadistes de Boko Haram et la répression des forces de sécurité ont tué des dizaines de milliers de personnes depuis 2009.

Peu importe que la majorité des victimes de l’organisation djihadiste soit musulmane (dont bon nombre de pasteurs fulani) plutôt que chrétienne. Peu importe également qu’ailleurs dans le nord, des bandits, souvent des musulmans fulani, s’en prennent aux communautés fulani elles-mêmes ? Rien de tout cela n’empêche M. Lévy d’accuser « les Fulani ».

Manipulation de la notion de « génocide »

Ni les Fulani ni les musulmans ne sont au Nigeria un bloc monolithique. Répartis dans tous les États, ils sont divisés entre sunnites et chiites, différentes confréries soufies et une galaxie de groupes d’inspiration salafiste. Les chrétiens sont eux aussi fragmentés, entre anglicans, catholiques, baptistes et de multiples Eglises pentecôtistes.

Parmi ces dernières en particulier, alimentées par la vision eschatologique des évangélistes nord-américains, se trouvent des voix pour crier au « génocide ». Depuis la guerre du Biafra (1967 -1970), la notion de « génocide » est un mot-clef dans la politique nigériane, employé à tort et à travers, manipulé pour parler des violences contre les communautés igbo ou en général contre les chrétiens.

Le terme est commode, sans doute. Il permet à certains politiciens nigérians de jeter la vindicte sur un groupe et d’en instrumentaliser un autre. Il est aussi une façon d’attirer l’attention des pays occidentaux, en jouant notamment sur un sentiment de culpabilité suite à leur manque de réactivité face au génocide des Tutsis rwandais en 1994. Il fait vibrer la fibre humanitaire de tout un chacun et impose l’action d’urgence.

Les « sauveurs blancs » n’ont plus qu’à intervenir. Ils pourront signer une pétition, répondre à un appel aux dons, voire créer une ONG. L’auteur nigérian Elnathan John le dit dans son livre satirique Be (com) ing Nigerian, A Guide : « Et toi, l’ONG bénie, que Dieu a élevée au rang de sauveur de tes frères […], tu dois être prête à publier une tribune sur chaque cas potentiel de violation des droits humains ou toute autre cause dont tu as dit à tes bailleurs que tu te chargerais. Il n’est pas nécessaire d’examiner sérieusement l’évènement au préalable. Tu ne veux pas que tes financeurs pensent que tu es mou, en étant le dernier à condamner. »

Vincent Hiribarren (maître de conférences en histoire de l’Afrique contemporaine à King’s College, Londres, Royaume-Uni) ; Elodie Apard (directrice adjointe USR 3336 du CNRS, Afrique au Sud du Sahara, Nigeria) ; Kyari Mohammed (historien et ancien vice-chancelier de la Moddibo Adama University of Technology, Yola, Nigeria) ; Reza Zia-Ebrahimi (maître de conférences en histoire à King’s College, Londres, Royaume-Uni) ; Saleh B. Momale (Kaduna State Peace Commission, Nigeria) ; Toby Green (maître de conférences en histoire et culture de l’Afrique Lusophone à King’s College, Londres, Royaume-Uni) ; Laurent Fourchard (directeur de recherche au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po Paris, France) ; Gérard Chouin (professeur associé en histoire de l’Afrique, William & Mary, Etats-Unis) ; Emilie Guitard et Vincent Foucher (chargés de recherche au CNRS, France) ; Jean-Hervé Jezequel (International Crisis Group, Dakar, Sénégal) ; Marc-Antoine Pérouse de Montclos (directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement).

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