La nouvelle guerre froide aura-t-elle lieu sur le Web ?

Si vous avez connu la guerre froide, c’est que vous n’êtes pas digital native : Internet et bloc de l’Est n’auront jamais été contemporains, ces deux grands systèmes en réseau sans attache géographique, ces utopies pour certains, ces dictatures pour d’autres, www et URSS, World Wide Web et Union des républiques socialistes soviétiques, ne se sont même pas croisés. Dès lors, comment concevoir que Facebook devienne le champ de bataille du KGB (FSB de nos jours) et de la CIA ?

Vous voyez où je veux en venir. La responsabilité des géants du numérique - pourtant ouvertement soutiens de Hillary Clinton - dans l’élection de Donald Trump est accablante et leur manipulation par le «Kremlin» est avérée. Le Congrès américain a même auditionné, il y a deux semaines, Facebook, Google et Twitter. Cas rarissime au pays du «free speech», du premier amendement et du capitalisme triomphant, les élus ont été très clairs : si les plateformes du Web ne sont pas capables d’empêcher ces déviances, le Capitole légiférera. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Le cas Facebook

J’ai assisté, en 2011, à l’une des rares interventions publiques de Mark Zuckerberg en France. Juste après le «printemps arabe», j’avais été stupéfait du refus du créateur de Facebook de prendre sa part de cette révolution. Il comparaît l’événement à une «grosse fête dans une ville du Midwest» et s’interdisait d’avoir à la soutenir ou même à la commenter. Le réseau était encore neutre et son génie était de le revendiquer. Six ans plus tard, l’entrepreneur est reçu partout comme un chef d’Etat et, s’il nie avoir l’ambition présidentielle que beaucoup lui prêtent, son entreprise est en mesure de faire et de défaire les élections et les gouvernements. La position de Facebook a donc évolué et, surtout, son sentiment de responsabilité n’est plus le même : 126 millions d’Américains ont été atteints par les «services russes» sur Facebook pendant la campagne présidentielle. Pour rappel, moins de 120 millions de bulletins ont été glissés dans les urnes.

Politique connectée

Mais ce qu’ont fait les Russes n’a rien de nouveau. Les hommes et les femmes politiques se sont emparés du Net depuis longtemps pour entrer en contact, informer et mobiliser les électeurs. Comme Ségolène Royal en 2006 (et donc avant la sortie de Facebook des universités américaines), sur les pas de Howard Dean, candidat malheureux à l’investiture démocrate en 2003. De Donald Trump à Jean-Luc Mélenchon, de Twitter aux forums de Jeuxvideo.com, les usages et les détournements politiques sont nombreux. Pour avoir accompagné plusieurs campagnes présidentielles, je suis convaincu que tous les quatre ou cinq ans, on vit l’équivalent des Jeux olympiques pour le sport : ce sont les meilleurs esprits du Web qui réfléchissent à la plus grande échelle possible et les campagnes annoncent les vagues technologiques et marketing à venir. En 2017, c’est donc la sécurité et les fake news, partout, tout le temps, et le paroxysme de la performance - enfin, ce que les professionnels du marketing numérique ont décidé de désigner comme «modèles à la performance», c’est-à-dire les campagnes dont la rémunération est liée aux résultats, celles pour lesquelles les annonceurs achètent une action précise de l’internaute.

La nouvelle propagande

Le média en ligne Quartz rappelait, à la suite des auditions du Congrès, l’un des premiers principes de la propagande selon le pire de ses théoriciens, Joseph Goebbels : elle doit être pensée et mise en œuvre par une seule et même autorité. Et le magazine de s’interroger sur ce que le dirigeant nazi aurait fait de Facebook. Les Russes ont donc un début de réponse ; elle est nouvelle et dément Goebbels. A l’ère internet, la manipulation n’est plus univoque et descendante, elle cible, segmente et met en résonance des points de vue a priori dissidents. C’est ça que l’armée de trolls basée en Russie a saisi pour faire élire Trump. Et c’est bien ce que permet Facebook, qui analyse nos messages, nos relations, nos besoins et ainsi nos instincts les plus bas pour offrir leur accès aux annonceurs, ceux qui paient, marques ou politiciens. On assiste donc à une atomisation radicale avec une divergence des points de vue entre conservateurs et progressistes plus exacerbée que jamais. L’influence s’accomplit par l’analyse et l’addition de ces microcommunautés, agrégées par les réseaux sociaux. Si Hillary Clinton a obtenu 2 millions de voix de plus que Donald Trump, c’est qu’il n’aurait pas été aussi facile de fausser les résultats d’un suffrage universel direct et que les soutiens du candidat républicain ont gagné grâce à un redoutable targeting («ciblage») des électeurs soumis à leurs fake news.

«Lutte à mort»

Chez les start-up qui ont inventé toutes ces techniques, on soupire souvent : «On rêvait de voitures volantes et on a eu 140 caractères.» Nos démocraties sont-elles en train de découvrir qu’elles rêvaient de la plus grande bibliothèque du monde et d’outils d’engagements citoyens comme l’humanité n’en avait jamais connu, pour obtenir, finalement, le télécran d’Orwell ? Bien sûr, rien n’est aussi simple et, surtout, les principes à l’œuvre sont radicalement différents. Pour citer à nouveau Peter Thiel, l’entrepreneur libertarien à qui l’on doit l’analogie des voitures volantes, technologie et politique sont entrées dans une «lutte à mort», et le numérique transformera inéluctablement nos sociétés de la même manière qu’il s’est déjà attaqué aux industries culturelles ou aux transports urbains.

Une seule certitude pour s’assurer que cette lutte se déroule à armes égales : il est urgent, vital même, de légiférer sur la neutralité et la transparence des plateformes. C’est d’ailleurs la conclusion de la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, lors de son intervention à la plus grande conférence mondiale des start-up, le Web Summit, à Lisbonne la semaine dernière : «Il est parfois nécessaire d’intervenir. Nous devons être persuadés que ce qui fonctionne, c’est la loi de la démocratie, pas la loi de la jungle.» La commissaire s’attaque nommément aux géants du Web et nous invite à «reprendre la main sur la démocratie. Nous ne pouvons l’abandonner à Facebook, Snapchat ou n’importe qui d’autre. Nous devons la renouveler, car la société, c’est d’abord des gens, pas des technologies».

Stéphane Distinguin, fondateur et PDG de l’agence Fabernovel.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *