La parole sifflée

Imaginez-vous en train de travailler votre potager ou de surveiller des animaux : des activités de subsistance que l’humanité pratique depuis des siècles, à la campagne comme à la montagne. Mais voilà qu’il vous faut communiquer avec votre ami, là-haut, sur la colline d’en face. Oubliez le téléphone portable : en montagne, les réseaux ne fonctionnent pas toujours bien. Le rejoindre pour lui parler de vive voix ? Trop fastidieux : une perte d’énergie et surtout de temps. Crier alors ? Cela suffirait juste à attirer son attention : lorsqu’elle se propage, la voix est rapidement dégradée. Sans compter que vos cordes vocales vont rapidement fatiguer. Et pourquoi pas… en sifflant ? Un bon sifflement pourrait l’atteindre facilement. Il porte beaucoup plus loin que le cri : jusqu’à plusieurs kilomètres en montagne si le terrain et le temps sont dégagés. C’est un concentré d’énergie sonore dans une bande étroite de fréquences situées au-dessus des bruits de fond les plus communs de la nature. De là à tenir un dialogue complet à distance, il n’y a qu’un pas… que de nombreuses populations du monde ont déjà franchi il y a des milliers d’années.

Fascinante parole sifflée ! Tout comme le cri, le chuchotement ou le chant, c’est une forme dérivée de la langue parlée aux alentours. Elle se maintient exclusivement dans des milieux écologiques très contraignants en termes de communication humaine, comme les forêts tropicales denses ou les vallées de montagnes escarpées. Aujourd’hui, elle intrigue les sciences du langage et les neurosciences : elle permet de transmettre des mots et phrases complexes tout en n’utilisant qu’une portion très réduite des sons de la voix.

«Faune sifflant un merle», d'Arnold Böcklin (1863).
«Faune sifflant un merle», d'Arnold Böcklin (1863).

Une pratique millénaire. Cro-Magnon sifflait-il à Solutré pour organiser ses chasses ? Certains textes montrent que le langage sifflé est une tradition très ancienne. Hérodote, au Ve siècle, l’évoque déjà dans son Melpomène. Et l’on siffle jusqu’en Extrême-Orient : plusieurs traités chinois du IIe au VIIIe siècles de notre ère en font mention. Le Traité du sifflement ou Xiaozhi, d’influence taoïste, décrit l’art de siffler. C’est l’un des tout premiers ouvrages de phonétique : une douzaine de manières de siffler sont exposées, avec des techniques pour vérifier la manière dont les sons sont produits en coordination avec le souffle. Avec la poésie teintée de philosophie caractéristique des traités de cette époque, on trouve même une ébauche de description articulatoire de la différence entre voix et sifflement : «L’air forcé vers l’extérieur depuis la gorge en des notes graves est appelé voix, alors que l’air forcé vers l’extérieur depuis la langue en des notes aiguës est appelé xiao ("sifflement").» La parole sifflée n’utilise plus la vibration des cordes vocales comme source sonore mais un flux d’air compressé et turbulent qui forme des vortex au niveau des lèvres. Tout comme dans la parole ordinaire, modale pour les scientifiques, la langue et la mâchoire bougent pour former les mots, mais de manière plus contrainte afin de maintenir la pression nécessaire au sifflement.

On siffle encore une grande diversité de langues à travers le monde. Lors d’une enquête, que j’ai menée pendant treize ans avec des collaborateurs du monde entier, nous avons répertorié plus de 70 langues : le mazatèque ou le chinantèque au Mexique, le wayãpi ou le gavião en Amazonie, le banen ou le ari en Afrique, le turc ou le grec autour de la Méditerranée, le akha et le hmong en Asie du Sud-Est, le béarnais dans les Pyrénées ou même le yupik de Sibérie dans le détroit de Béring… Des recherches sont menées pour comprendre les mécanismes intimes de cette parole sifflée.

Comprendre le langage. Publiée en 2005 dans le journal Nature, une étude neurophysiologique par imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF), menée par le professeur Manuel Carreiras, a montré que la parole sifflée active les aires cérébrales associées traditionnellement au langage pour des locuteurs chevronnés d’espagnol sifflé des îles Canaries, mais pas pour les novices. Un résultat à nuancer : une étude que j’ai publiée en janvier, avec Laure Dentel et Fanny Meunier dans le journal Frontiers in Psychology, montre que des personnes n’ayant jamais entendu de langues sifflées auparavant, et écoutant pour la première fois des voyelles espagnoles sifflées, parviennent tout de même à les identifier et sans entraînement. Autre résultat étonnant, les participants espagnols étaient plus précis dans l’identification que les participants français qui eux-mêmes étaient plus performants que les participants chinois dont les voyelles sont plus éloignées de celles de l’espagnol.

C’est notre «flexibilité perceptive», la capacité de reconnaître des unités linguistiques dans des prononciations nouvelles comme des accents régionaux ou des registres de parole différents dans le langage, qui expliquerait les résultats que nous avons obtenus. Cette flexibilité est essentielle pour le développement du langage chez l’enfant, mais aussi lors de l’apprentissage d’une langue seconde ou pour comprendre une prononciation particulière. Elle expliquerait pourquoi nous sommes tous capables d’apprendre à parler en sifflant, ce qui est confirmé par de récentes initiatives de revitalisation de la parole sifflée espagnole aux Canaries. Plus surprenant encore, une étude de psycholinguistique comportementale, publiée dans le journal Current Biology en 2015 par le professeur Güntürkün et ses collègues, montre que la compréhension de syllabes sifflées («pa», «ba», «ta», «da», «ka», «ga») engage autant les hémisphères gauche et droit de siffleurs turcs de Kusköy (littéralement, «le village des oiseaux»), alors que les mêmes syllabes dans leur forme parlée engagent majoritairement leur hémisphère gauche. La prédominance de l’hémisphère gauche observée généralement dans la compréhension du langage serait-elle défiée par la parole sifflée ? Ce résultat souligne, en tout cas, que les réseaux cérébraux s’adaptent bien aux caractéristiques du signal acoustique.

Chez les bergers berbères du Maroc, comme chez les Indiens wayãpi de Guyane et du Brésil, on sait jouer de ces spécificités depuis longtemps pour utiliser ce langage. Il devient même un langage secret vis-à-vis des personnes étrangères à leur milieu. Cette langue rebelle est évoquée par Le Clézio, prix Nobel de littérature en 2008, dans son roman Désert, en 1980, où il décrit deux bergers dialoguant en parole sifflée berbère. Mais ces «langues sifflées» sont menacées par la dynamique des modes de vie urbains. Ce sont tout autant de possibilités de mieux comprendre le langage, à travers la phonétique des langues sifflées et leur perception par notre cerveau, qui disparaissent lentement.

Julien Meyer,  Chercheur CNRS au laboratoire Grenoble-Images-Parole-Signal-Automatique (Gipsa-Lab)

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