La partition ethnique n'est pas la solution pour les Balkans

Muhamedin Kullashi est maître de conférences à l'université Paris-VIII-Saint-Denis (LE MONDE, 30/05/06):

L'analyse de Philippe Martinez sur les "dislocations yougoslaves" (Le Monde du 19 mai) relève certes les problèmes aigus qui marquent la situation politique et économique de la région de l'ex-Yougoslavie, mais son défaut majeur réside dans la proposition politique qui devrait offrir l'issue à cette situation.

M. Martinez propose "une seule solution" pour résoudre "l'instabilité patente" en Bosnie et au Kosovo : la partition. En exergue, il souligne : "La République serbe de Bosnie et la partie nord du Kosovo doivent être rattachées à la Serbie." Notons que cette option est partagée, officieusement, par une partie des cercles politiques de l'Union européenne, par la classe politique de Belgrade et un certain nombre d'experts des Balkans. Par contre, les dirigeants de l'UE mais aussi ceux des Etats-Unis se sont opposés, jusqu'à présent (fermement), au partage aussi bien de la Bosnie-Herzégovine que du Kosovo.

L'argument principal de ceux qui soutiennent ces partages se résume au pourcentage important de la population serbe dans la République serbe ou au nord du Kosovo et aux difficultés de cohabitation interethnique. Mais cette option, qui se veut pragmatique et réaliste, fait abstraction, tout d'abord, des traits distinctifs de la décomposition de la fédération yougoslave dans les années 1991-1995. Cette décomposition, en réalité, s'est faite non pas tellement selon les lignes strictement ethniques mais plutôt selon celles qui marquent les frontières des unités de la fédération yougoslave (républiques et provinces) au sein desquelles persistait une mixité ethnique. C'est ainsi que, malgré les guerres sanglantes, les nouveaux Etats issus de l'ex-Yougoslavie (la Slovénie, la Croatie, la Bosnie et Herzégovine et la Macédoine) ont été reconnus par la communauté internationale selon les frontières définies, en tant qu'unités de la fédération, par la Constitution de ce pays.

En conséquence, le critère évoqué par ceux qui prônent le partage de la Bosnie et du Kosovo n'a pas été, heureusement, retenu pour la reconnaissance, par exemple, de la Croatie ou de la Macédoine. En Croatie, où continue de vivre une minorité serbe importante (en Slavonie occidentale et en Krajina), même si la cohabitation n'est pas sans problème. En Macédoine, presque un tiers de sa population est constitué par la minorité albanaise, qui vit dans la partie occidentale du pays, frontalière avec l'Albanie et le Kosovo. Aux conflits politiques et armés entre Macédoniens et Albanais de la Macédoine, qui ont culminé en 2001, l'UE et les Etats-Unis ont trouvé une issue par les accords d'Ohrid, qui prévoient le maintien de l'intégrité de l'Etat de la Macédoine et une meilleure intégration des Albanais dans les institutions publiques.

Les nouveaux Etats issus de l'ex-Yougoslavie, ainsi que ceux issus des deux autres fédérations communistes (l'URSS et la Tchécoslovaquie), sont fondés sur une combinaison du critère ethnique (la majorité de la population) et historico-politique. Ces nouveaux Etats avaient déjà, au sein de ces fédérations, une certaine identité politique, durant plusieurs décennies, qui leur permet une viabilité aujourd'hui.

Les options du partage de la Bosnie et du Kosovo, comme solutions politiques aux problèmes résiduels de la décomposition de la fédération yougoslave, par la radicalisation du critère ethnique, sont propices plutôt à multiplier les dislocations et les tensions interethniques. La proposition du rattachement de la république serbe de Bosnie à la Serbie aurait pour conséquence probable la séparation de l'entité bosniaque de celle croate de la Bosnie, ce qui impliquerait la disparition pure et simple de la Bosnie et Herzégovine.

Sans parler du fait que la République serbe de Bosnie a été fondée sur les crimes massifs des populations civiles par le régime de Slobodan Milosevic et de ses colonels, Radovan Karadzic et Ratko Mladic. Elle a été reconnue dans les accords de Dayton (1995), comme compromis qui visait le maintien de la Bosnie. Par ailleurs, le qualificatif d'"artificielle" convient beaucoup plus à cette entité, tandis que la Bosnie-Herzégovine, comme le Kosovo d'ailleurs (qui avait un gouvernement, un parlement et un territoire), a une légitimité politique et une légalité juridique et constitutionnelle, inscrite dans la Constitution de la deuxième Yougoslavie (1945-1991).

Cette option du partage, par sa vertu particulière, annulerait tous les efforts, aussi bien de la majorité de la population en Bosnie que de la communauté internationale, de faire un Etat viable et contribuerait à compliquer davantage une situation qui n'est pas simple.

De la même manière, la partition du Kosovo, pour certains "la seule solution", provoquerait une chaîne de nouvelles dislocations et tensions, sur des lignes exclusivement ethniques, au lieu d'apporter une stabilité. Ceux qui proposent cette solution oublient que la moitié des Serbes du Kosovo vit dans la partie centrale et occidentale du Kosovo. Ils ne prennent pas non plus en compte le fait que le Kosovo, avec ses 10 800 km2, pour 2 millions d'habitants, soit un des territoires avec la plus grande densité de population en Europe (200 habitants au km2), deux fois plus grande que celle de la Serbie (95 habitants au km2).

En outre, si on appliquait strictement le critère ethnique, sans d'autres considérations, divers courants politiques dans le sud de la Serbie, habité par une minorité albanaise importante (notamment dans la vallée de Preshevo), pourraient réactiver leur revendication pour le rattachement au Kosovo. La même revendication a toutes les chances de renaître en Macédoine, s'il y avait partage du Kosovo. Et, dans ce cas, il n'y aurait plus de Macédoine, dont l'existence est considérée comme une des clés importantes de la stabilité des Balkans. De la même façon, l'affirmation du même critère, exclusivement ethnique, pourrait mener pareillement à la dislocation de la petite république du Monténégro, habitée par une minorité bosniaque musulmane (10 %), vivant dans la zone limitrophe avec la Bosnie, et par 7 % d'Albanais.

En clair, ces propositions de partitions pourraient mettre fin à une relative stabilité, acquise ces dernières années, et rendraient simplement impossible la perspective de l'intégration des Balkans de l'ouest dans l'UE.

Après la victoire de l'option indépendantiste au Monténégro, la seule question ouverte dans la région est celle du statut du Kosovo. Les négociations en cours entre Belgrade et Pristina, encadrées par l'UE, les Etats-Unis et l'ONU, devraient aboutir à la solution de ce problème épineux, vers la fin de cette année. La mort définitive d'une structure fédérale épuisée ne sera pas nécessairement un obstacle dans le cheminement des pays des Balkans de l'ouest vers une nouvelle maison commune : l'Union européenne.