L’Iran est face à un dilemme : il n’a pas les moyens économiques de sa politique régionale et internationale. Les pressions des Etats-Unis après leur sortie de l’accord de Vienne sur le nucléaire de 2015 y sont pour quelque chose, mais structurellement, les causes de la crise sont internes et relèvent d’une politique expansionniste qui est extrêmement coûteuse pour une société exsangue.
Selon diverses estimations, le conflit en Syrie coûte à l’Iran entre 9 et 14 milliards dollars par an, le financement du Hezbollah entre 3 et 7 milliards, celui du Hamas un milliard, sans mentionner les Houthis au Yémen, l’Irak et l’Afghanistan, où Téhéran tente d’acheter son influence en finançant les divers acteurs politiques.
Cette politique étrangère, qui consiste à étendre l’influence iranienne hors de ses frontières extérieures afin d’assurer son hégémonie face à l’Arabie saoudite, mais aussi sa protection face aux Etats-Unis, coûte bon an mal an quelques dizaines de milliards de dollars par an, si on y ajoute la corruption endémique des différents acteurs concernés.
Cette somme doit être réévaluée d’au moins 20 % à 30 % parce que l’exportation du pétrole souffre de la nouvelle politique d’isolement américaine et est limitée à cause de la vétusté des installations pétrolières, parce que l’Europe hésite à s’approvisionner en Iran de peur de la réaction américaine et parce que la corruption généralisée gangrène l’économie nationale. Cela représente au bas mot entre le quart et le tiers des revenus pétroliers.
Or, l’Iran souffre par ailleurs de maux multiples. Comme la plupart des pays de la région, il connaît une sécheresse qui dure depuis plus d’une décennie et cause des dégâts extrêmement importants à l’agriculture, mais aussi à l’écologie et à l’ensemble de son économie. Le pays est obligé d’importer une grande partie de ses produits agricoles de base et connaît une pénurie en eau au sud, qui provoque la désertification de nombreuses zones.
Un fossé entre les classes de la société
Par ailleurs, une politique idéologique trop axée dans la défense du clergé et des affidés du pouvoir empêche une répartition équilibrée du budget de l’Etat entre différents secteurs : tout ce qui relève de l’idéologie et de l’islam institutionnel bénéficie de grandes largesses, grevant l’économie. Le fossé entre les classes s’est transformé en un gouffre et une fraction infime de la population, grâce à la corruption et au clientélisme de l’élite au pouvoir, s’enrichit indécemment, sans montrer une quelconque capacité à entreprendre, un peu sur le modèle de nombreux pays arabes de la région.
Contrairement à la première décennie du XXIe siècle, où les mouvements sociaux comme le Mouvement vert provenaient des classes moyennes et brandissaient la démocratie comme leur revendication majeure, ceux qui ont vu le jour dans plus d’une centaine de villes en Iran en 2017-2018 étaient issus des couches pauvres, semblables aux révoltes du pain dans d’autres pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Or l’Iran, tout comme l’Egypte, la Jordanie, l’Algérie, voire dans une moindre mesure le Maroc et l’Arabie saoudite, voit se succéder des régimes politiques sans légitimité démocratique qui perdurent en raison de l’absence de mouvement de protestation : dans le monde arabe, les acteurs protestataires ont eu leurs beaux jours entre fin 2010 et 2012 à l’occasion des printemps arabes ; en Iran, la protestation a culminé avec le Mouvement vert en juin-juillet 2009. Depuis, tous ces mouvements se sont épuisés, leurs acteurs ont été neutralisés et le nouvel Etat s’est fait le détenteur du pouvoir de répression sans légitimité, mais sans contestation non plus.
Le pays privé de soutien de l’Occident
Si l’ensemble des régimes de la région souffre d’un déficit de légitimité – la plupart de ceux qui s’opposent à l’Iran se ressemblent pour le mépris des droits des citoyens et bénéficient de la complaisance de l’Occident au sujet de leur répression –, l’Iran fait face à un défi particulier parce que sa politique anti-américaine et anti-israélienne le prive de soutiens en Occident.
Cet isolement est d’autant plus grand que l’alliance entre l’Arabie saoudite, Israël et les Emirats contre l’Iran bénéficie du soutien sans nuance des Etats-Unis. Et l’Iran ne fait pas partie de ces pays comme l’Egypte qui survivent grâce à l’infusion des dollars saoudiens et de l’assistance américaine.
Sur le plan intérieur, les mouvements sociaux souffrent d’un déficit lié à la lassitude des générations qui ont déjà initié le Mouvement vert de 2009. Il faudra encore quelques années pour que de nouvelles générations prennent la relève et transforment la protestation contre les conditions de vie intolérables comme la vie chère, le salaire de misère, la corruption généralisée des élites, l’absence de solution crédible aux maux sociaux comme le chômage mais aussi l’environnement… Elles revigoreront la remise en cause de ces régimes sans légitimité et sans assise réelle dans la société.
Par Farhad Khosrokhavar, Directeur d’études à l’EHESS.