La Pologne à la poursuite de ses biens culturels spoliés

Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a mis en œuvre une politique déterminée et intentionnelle d’effacement de la Pologne de la carte de l’Europe. La nation polonaise devait être privée de ses élites intellectuelles, son identité et son indépendance. Les destructions et les pillages n’ont pas épargné non plus la culture polonaise. Les dommages irréparables subis dans tous les domaines – de la littérature à la musique, en passant par le cinéma, le théâtre et les arts plastiques – ne cessent d’être perceptibles encore aujourd’hui.

Au cours de la guerre, la Pologne a enregistré proportionnellement les plus grandes pertes humaines : un citoyen polonais d’avant-guerre sur six y a perdu la vie. Les pertes subies avec l’extermination des élites – professeurs, ingénieurs, juristes, responsables politiques, prêtres, étudiants, artistes – sont inestimables et leur anéantissement a freiné pour de longues années le processus de formation des nouvelles élites intellectuelles et artistiques, tout en étouffant l’essor de la culture nationale.

Il reste en fait un domaine où ce préjudice historique dû à l’action de l’occupant peut être, ne serait-ce qu’en partie, réparé : les biens culturels, spoliés mais intacts, peuvent encore être restitués à la Pologne.

On retrouve des biens polonais pillés en 1939–45 dans des collections, publiques que privées, du monde entier. Souvent, les nouvelles générations de leurs propriétaires ne connaissent ni l’histoire ni l’origine de ces artefacts. Et plus d’une fois ces gens n’ont aucune conscience de la manière volontairement destructrice de l’occupant avec laquelle il a traité le patrimoine culturel polonais. Les pertes de biens culturels subies par la Pologne sont estimées à 516 000 objets. À eux seuls, les musées et les bibliothèques ont perdu, respectivement, 50 et 70 % environ de leurs collections. Ces chiffres sont à coup sûr sous-estimés, car les pillages s’accompagnaient souvent de réquisitions ou de destructions volontaires de la documentation et des catalogues.

Dès le premier jour de la guerre, les collections artistiques polonaises ont été l’objet d’une lutte d’influence entre les représentants des plus hautes autorités du IIIe Reich : le Reichsführer-SS Heinrich Himmler, le Feldmarschall de la Luftwaffe Hermann Göring et Hans Frank, le Gouverneur général des territoires polonais occupés. Dans les territoires occidentaux de la Pologne, incorporés directement au Reich, fonctionnait un office mise en place par Göring – Haupttreuhandstelle Ost, tandis que le Gouvernement général était le terrain d’action de quelques acteurs concurrents : Einsatzkommando Paulsen – un commando spécial fonctionnant dans les structures de l’organisation « Ahnenerbe » fondée par Himmler – ; le docteur Kajetan Mühlmann, envoyé à Cracovie par Göring en qualité de chargé de mission spécial pour le recensement et la sécurisation des œuvres d’art et des biens culturels ; le docteur Hans Posse, le représentant spécial d’Hitler pour la constitution de sa collection établie au Führermuseum, à Linz ; et enfin le gouverneur général en personne, Hans Frank, qui regardait d’un mauvais œil l’activité de toutes les unités actives dans le pillage des œuvres d’art.

Violant ouvertement les dispositions de la convention de la Haye, les Allemands tentaient tout de même de camoufler les pillages sous un vernis de légalité. Tant dans les territoires incorporés au Reich que dans le Gouvernement général ils ont émis des instructions et des arrêtés encadrant la réquisition d’œuvres d’art des collections privées, ecclésiastiques, mais aussi publiques. Comparés à l’expérience occidentale, les pillages de ces dernières étaient un événement sans précédent, inconnu dans d’autres pays occupés, comme les Pays-Bas ou la France. Les personnes directement engagées dans ce procédé – historiens, historiens de l’art, archéologues, employés de musées, d’universités et d’instituts de recherche – n’ont pas été choisies au hasard : c’étaient tous des chercheurs de renom allemands et autrichiens.

L’action de l’occupant avait comme mot d’ordre cette pensée de Joseph Goebbels : « La nation polonaise ne mérite pas la dénomination de nation culturelle ». En effet, la destruction de la culture passait également par son ostentatoire abaissement, les Allemands démontrant la dépendance de l’art polonais de l’art allemand ou minimisant la spécificité de sa valeur artistique. Dans l’introduction au catalogue Sichergestellte Kunstwerke im Generalgouvernement, qui résumait les travaux de l’équipe de Mühlmann et contenait la description de plus de 520 œuvres d’art les plus précieuses réquisitionnées dans les collections polonaises, on peut lire : « Il semble inutile de parler d’un développement autonome de la culture polonaise dans les époques historiques. Il y existe une création aux particularités allemandes, on rencontre des œuvres hollandaises ou flamandes qui, de par leur esprit et leur caractère, n’expriment rien de plus que l’essence allemande et la puissance de la culture allemande. »

Pillage. Idem pour le docteur Hans Posse, directeur de la Gemäldegalerie de Dresde et le représentant spécial d’Hitler pour la construction du Führermuseum, à Linz, qui écrivait sous forme de raillerie : « À Cracovie et à Varsovie, j’ai eu l’opportunité de visiter les collections publiques et privées ainsi que celles tenues par l’Eglise. Cette inspection n’a fait que confirmer mes suppositions : à l’exception des œuvres de plus haut rang, déjà connues en Allemagne, à savoir le retable de Veit Stoss, les tableaux de l’église Notre-Dame de Cracovie signés Hans Suess de Kulmbach, les peintures de Raphaël, de Léonard et de Rembrandt de la collection Czartoryski et quelques pièces du musée national de Varsovie, il n’y existe pas beaucoup d’œuvres qui puissent agrandir les collections allemandes de peinture. »

Exécuté à grande échelle, ce pillage institutionnalisé de l’Allemagne en Pologne s’accompagnait d’actions de réquisition non documentées que menaient les hauts fonctionnaires allemands et leurs familles qui saisissaient des œuvres d’art pour en décorer leurs bureaux et leurs appartements. En 1944, la prise de conscience du recul du front de l’Est et la défaite imminente de l’Allemagne ont entraîné une nouvelle vague de pillages – des vols commis aussi par de simples soldats. Ainsi, en dehors de l’action planifiée de spoliation, de nombreux œuvres des collections du musée national de Varsovie et d’autres collections polonaises, y compris privées, ont été dérobées et importées durablement au fin fond du Reich.

L’Allemagne n’a pas été le seul Etat à avoir procédé aux destructions et au pillage des biens culturels polonais. Dans les confins est de la IIe République incorporés à l’URSS ont eu lieu des confiscations de la propriété privée, les églises ont été vidées de leur mobilier, ont été transformées en entrepôts, tandis que les œuvres d’art des territoires de la Pologne centrale et occidentale qui y avaient été évacuées, ont été reprises par l’Armée rouge. La deuxième étape du pillage soviétique a été l’offensive sur le front de l’Est suivie de brigades des « trophées de guerre » – des unités composées de spécialistes de différents domaines artistiques dont l’idée initiale était de s’occuper de la réparation des pertes soviétiques dues aux Allemands après leur agression de l’URSS en 1941. Très tôt, cette réparation s’est transformée en un vulgaire et brutal pillage qui n’a pas épargné non plus les monuments polonais. Les stocks des œuvres d’art pillées par les Allemands ont été repris par les Soviétiques. Et bien qu’une partie de ces artefacts soit retournée en Pologne du temps de la République populaire en tant que dons du « peuple soviétique frère », de nombreux autres objets remplissent encore, de nos jours, les entrepôts des musées russes.

Restitution. Le pillage intentionnel et d’envergure des œuvres d’art polonaises par les occupants allemands et soviétiques a laissé un saisissant sentiment de perte dans la culture polonaise. Une perte qui reste, malgré plus de huit décennies écoulées depuis l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, toujours palpable et douloureuse. La base de données d’objets spoliés pendant la guerre, tenue par le ministère de la Culture et du Patrimoine national de Pologne, contient presque 66 000 entrées, ce qui, par rapport aux estimations (516 000 œuvres perdues), ne constitue qu’une infime partie. Le ministère persévère dans ses efforts pour documenter, rechercher et se faire restituer les biens culturels spoliés, en continuant ainsi l’action entreprise par les muséologues, les archivistes et les bibliothécaires polonais qui, dès septembre 1939, ont commencé le recensement des pertes dans les collections, les archives et les fonds bibliothécaires. Chaque année, le ministre de la Culture, dans le cadre d’un programme spécialement conçu à cet effet, alloue des fonds pour appuyer la recherche dans le domaine des collections spoliées, ce qui a permis, depuis 2017, d’élargir la base de données de presque 3 000 objets non identifiés jusque-là mais perdus lors de la guerre 1939–45. Les informations contenues dans la base sont très utiles dans la recherche d’objets et ensuite dans leur restitution.

L’action en faveur de la restitution des biens spoliés menée par le ministère de la Culture et du Patrimoine national, ainsi que de nombreux programmes de sensibilisation et d’éducation, contribuent à accroître la conscience de la question des pertes de guerre. En témoignent, d’un côté, un plus grand nombre d’informations qui permettent de localiser des objets spoliés, et de l’autre, les restitutions – malheureusement très rares – par leurs actuels propriétaires d’objets spoliés par leurs ancêtres. C’est le cas notamment d’un citoyen allemand qui a restitué le tableau de Franciszek Mrażek Na przypiecku, spolié par son grand-père quand celui-ci, officier de la Wehrmacht, vivait dans la résidence des présidents polonais à Spała. D’autres objets ont connu le même sort : fin 2018, la propriétaire privée, originaire d’Allemagne, d’un lécythe à figures rouges – un vase antique volé par les autorités nazies – a restitué l’objet au musée national de Varsovie. À son tour, le Kunstgewerbe Museum de Dresde a restitué au musée du Palais du roi Jean III, à Wilanów, un bureau et un cabinet de style chinois identifiés par les muséologues de Dresde comme perte de guerre polonaise.

Imprescriptibilité. Et bien que ces cas isolés soient fortifiants, il ne faut pas oublier que ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer des biens culturels polonais spoliés et conservés, si ce n’est cachés dans les collections privées. Seul un changement d’attitude des autorités et une réorientation législative des pays comme l’Allemagne où les œuvres d’art polonaises spoliées lors de la Seconde Guerre mondiale sont conservées, et souvent aussi mises en vente, peuvent obliger leurs citoyens à restituer ces objets à leurs collections mères.

Ne l’oublions pas et redisons-le haut et fort : les spoliations des biens culturels sont imprescriptibles, tant dans la dimension éthique et morale que dans la sphère de la loi internationale. Du fait du caractère singulier des œuvres d’art et de leur valeur non matérielle, la restitution des objets là où ils ont été spoliés reste la forme d’indemnisation la plus adéquate, indépendante des solutions telles que les réparations, la numérisation ou l’exécution de copies. La restitution est un processus continu et perpétuel, et l’Etat polonais poursuivra avec détermination dans cette voie. En ouvrant le nouveau chapitre de la restitution des biens culturels que sont les derniers exemples de restitution de biens coloniaux à leurs pays d’origine par les musées occidentaux, tâchons de nous souvenir que la question de la restitution des œuvres d’art spoliées lors de la Seconde Guerre mondiale n’est toujours pas close.

Piotr Gliński est professeur en sciences sociales, vice-président du Conseil des ministres de Pologne, ministre de la Culture et du Patrimoine national.

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