La Pologne bourdonne de violence

Bougies déposées à la mémoire du maire de Gdansk assassiné, Pawel Adamowicz. Cracovie, 19 janvier 2019.© REUTERS
Bougies déposées à la mémoire du maire de Gdansk assassiné, Pawel Adamowicz. Cracovie, 19 janvier 2019.© REUTERS

A Gdansk, on a fait appel à des psychologues pour aider la population, profondément choquée par l’assassinat le 13 janvier du maire de la ville, Pawel Adamowicz – un meurtre retransmis en direct à la télévision, en prime time, devant des millions de téléspectateurs. L’homme de 27 ans accusé de ce crime était sorti de prison quelques mois plus tôt. Il avait préparé son attentat médiatique jusque dans le moindre détail: après avoir enfoncé un couteau dans le cœur du maire, il a crié dans un micro qu’il avait tué M. Adamowicz pour se venger de Plateforme civique, le parti centriste d’opposition qui l’avait, prétendait-il, injustement envoyé en prison.

Le dimanche 20 janvier, des dizaines de milliers d’habitants sont descendus dans les rues de Gdansk pour dire adieu à leur maire; on a assisté à des rassemblements spontanés dans d’autres villes de Pologne. Pour une fois, une grande partie du pays a paru unie – dans l’émotion et dans le deuil. Pour comprendre la situation, il faut en connaître le contexte. M. Adamowicz a été tué à l’occasion du concert du Grand Orchestre de charité de Noël qui se tient depuis vingt-sept ans juste après les fêtes de fin d’année. L’Orchestre organise une collecte de fonds au profit des hôpitaux polonais pour ce qui est la plus grande manifestation caritative du pays. Les jours précédents, les rues se remplissent des petits cœurs rouges que l’on distribue aux gens en échange de leur contribution, et les Polonais font des efforts pour être aimables les uns avec les autres.

Il existe cependant peu d’événements qui aient suscité pareille haine. Les détracteurs de l’Orchestre, en majorité de droite, désapprouvent son style – légèrement anarchiste, clairement de gauche – et n’aiment pas la musique qu’il joue; cette collecte de fonds s’accompagne en effet de grands concerts. Les critiques se sont envenimées ces dernières années, surtout depuis la victoire de Droit et Justice, parti nationaliste de droite, aux élections législatives de 2015. Un journaliste a récemment accusé l’organisateur de l’Orchestre de propager le mal; des médias de droite l’ont traité de «nain visqueux» et de pantin aux mains de politiciens corrompus.

Le symbole de l'Orchestre visé

Et pourtant, pour une écrasante majorité de Polonais, l’Orchestre est un symbole de la Pologne que nous nous efforçons de construire depuis les années 1990 avec un capitalisme naïf mais optimiste, de la Pologne qui a rejoint l’OTAN, de la Pologne qui a voté pour l’adhésion à l’Union européenne. L’Orchestre est un symbole des trois décennies d’évolution de notre civilisation, des progrès de notre pays pour construire un monde meilleur, plus pacifique, prospère et libre. L’Orchestre incarne aussi la générosité et le respect mutuel, même si ce n’est qu’un jour par an. Il a permis aux Polonais – un peuple plutôt mélancolique de nature – de se réchauffer au feu de la communauté. Je ne serais pas hostile à l’idée que l’Orchestre se déclare une nation en soi; j’en deviendrais volontiers citoyenne.

M. Adamowicz, un conservateur moderne et un excellent magistrat municipal, personnifiait tout ce que n’est pas Droit et Justice. Bien que traditionaliste, il s’opposait à l’esprit de clocher avec une grande ouverture de cœur et d’esprit. Il possédait aussi un rare courage et une vraie sensibilité sociale. Avec quelques autres maires, il s’est opposé à la politique du gouvernement national, a invité des migrants dans sa ville et s’est engagé à leur apporter assistance, travail et hébergement. Son assassinat est une attaque contre la vision d’une Pologne libérale et progressiste.

On peut s’interroger sur les motivations du meurtrier de M. Adamowicz. Les autorités l’ont présenté comme un déséquilibré, mais rien n’arrive jamais sans raison.

La télévision d’Etat, source d’information d’un nombre non négligeable de Polonais, ne cesse de calomnier en termes agressifs et diffamatoires l’opposition politique et tous ceux dont les idées ne sont pas celles du parti au pouvoir. Le maire a été traité de voleur, d’Allemand, d’homophile et de mafioso. Depuis trois ans, par ailleurs, la propagande télévisée passe son temps à fustiger le système judiciaire, prétendument préjudiciable aux citoyens et qui aurait, affirme-t-elle, grand besoin d’un renouvellement complet de son personnel; les juges sont ainsi accusés de former une caste au-dessus de la loi. Ces messages qui parlent de sales types et de la nécessité de trouver des solutions radicales auront évidemment été vus par cet homme, du fond de sa cellule de prison.

«On va couper cette tête d’imbécile»

Aujourd’hui, en Pologne, les informations font l’effet d’un nouveau genre de monstre, d’une créature de Frankenstein en ligne qui a échappé à tout contrôle et a muté pour donner naissance à un discours de haine qui se répand partout. Vous pourrez le constater en ouvrant votre messagerie électronique: «Tu es une ordure, tu vas mourir.» «On sait où tu habites.» «On va couper cette tête d’imbécile.» L’internet bourdonne de violence.

Le corps réagit instinctivement à l’agression verbale. Il se roule en boule et se met à transpirer sous l’effet d’une décharge d’adrénaline. Si cela arrive à beaucoup de gens en même temps, on peut parler de guerre mentale, où l’on tire des mots au lieu de balles. Je suis intimement convaincue qu’il faut considérer les mots comme des armes concrètes, chaque invective ou menace comme un acte de violence et d’agression.

Personne en Pologne n’en est tenu pour responsable

Malheureusement, alors que les discours haineux prolifèrent, personne en Pologne n’en est tenu pour responsable. La police prend des dépositions dont elle ne tient aucun compte. Ce consentement tacite démoralise des esprits affaiblis. Le langage de haine s’est insinué dans le discours public et le phénomène de déclin des principes est devenu de plus en plus flagrant: des élus cautionnent publiquement des théories du complot; des députés postent sur internet des diatribes débordantes de haine, sachant que plus il y a de brutalité et d’émotion dans un tweet, plus largement il circulera.

Les populistes emploient un langage plus agressif et plus haineux. Ils s’en prennent à des boucs émissaires. En Pologne, ces boucs émissaires sont ceux que l’on traite de gauchistes cinglés, de queer lovers, d’Allemands, de juifs, de pantins de l’Union européenne, de féministes, de libéraux, sans oublier tous ceux qui soutiennent les migrants.

Le silence du clergé

Ajoutez à cela le silence et le cynisme du clergé, la propagande maladroite et agressive de la télévision d’Etat, l’indifférence de la police aux excès antisémites, les manifestations publiques déshumanisant les «ennemis de la nation», les charges contre l’autorité du pouvoir judiciaire et l’impardonnable destruction de l’environnement, et vous obtiendrez une atmosphère suffocante de haine, une impasse fortement émotionnelle dans laquelle il ne peut y avoir que des traîtres et des héros.

Dans une société saine, normale, les gens peuvent ne pas être d’accord entre eux et même professer des idées diamétralement opposées, cela ne les oblige absolument pas à se haïr. Mais les autorités polonaises ont fait de la division des Polonais leur tâche prioritaire. L’agressivité est dans l’air en Pologne. Les émotions soulevées par l’escalade du langage dans le débat politique peuvent facilement se transformer en action, et cette agressivité se dirigera contre un objet précis. Il suffit d’une âme fourvoyée. La corde, tirée à son extrême limite, cède à son point le plus sensible.

Je m’inquiète pour notre avenir immédiat. La situation redeviendra-t-elle la même qu’avant cette mort insensée, ou celle-ci nous permettra-t-elle de reprendre un tant soit peu nos esprits?

Olga Tokarczuk est romancière, essayiste et scénariste. Elle est notamment l’auteur des «Livres de Jakób» (Noir sur Blanc, 2018) et des «Pérégrins» (Noir sur Blanc, 2010), pour lequel elle a reçu le Man Booker International Prize 2018. Texte traduit de l’anglais par Odile Demange.

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