La précarité énergétique n’est pas une légende urbaine

Le XXIe siècle a débuté il y a près de deux décennies, pourtant la politique énergétique européenne reste imprégnée de concepts désuets remontant au siècle passé. Celle-ci n’aura été qu’une perpétuelle remise au goût du jour du soi-disant inséparable trio : sécurité, concurrence et durabilité. En d’autres termes, assurer la sécurité des approvisionnements et des infrastructures qui permettent le transport, harmoniser et libéraliser le marché intérieur européen de l’énergie, verdir autant que faire se peut notre mix énergétique.

Tout semble avoir été pensé afin que chaque citoyen européen puisse accéder à une source d’énergie fiable et bon marché. Si ladite combinaison est séduisante sur le papier, son application au quotient soulève bien des défis, pour ne pas dire des incohérences. La raison est simple : les trois objectifs sont incompatibles et il faut, de facto, établir un ordre de préférence, voire en exclure un.

Force est de constater que la sécurité a eu de tout temps la primauté. Le marché a fonctionné bon gré mal gré au fil des intrusions étatiques. Quant à la durabilité, elle est devenue le passager troisième classe dont personne ne se préoccupe sérieusement, sauf pour les entreprises adeptes de greenwashing.

Incohérences et retards pour la transition énergétique

Il ressort que lorsqu’il s’agit de durabilité, la crise économique et financière de 2008-2009 aura été plus efficace en matière de réduction des émissions de gaz à effets de serre que n’importe quelle régulation estampillée Union européenne. En vérité, la seule solution éprouvée pour réduire les émissions de gaz à effet de serre est une récession économique perpétuelle ! Pas sûr que cela enchante les électeurs européens !

La durabilité ne fait-elle pas partie intégrante de la sécurité ? Après tout, ne serait-ce pas la clé de notre bien commun sur le long terme à l’heure du changement climatique et de la hausse des températures ? Le problème est que la définition retenue par l’Europe remonte à la veille de la première guerre mondiale, lorsque Winston Churchill décida d’abandonner le charbon et d’alimenter la Royal Navy en pétrole.

De plus, l’appartenance à des organisations multilatérales dont l’objectif est d’assurer la sécurité des approvisionnements fossiles restreint nos degrés de liberté dans un monde qui se transforme rapidement. Aujourd’hui, cela mène aux pires incohérences et ralenti la transition énergétique. L’affaire Nord Stream 2 en est la triste illustration.

Avec une Allemagne aux approvisionnements gaziers de plus en plus concentrés, la Belgique, le Danemark, la France, les Pays-Bas et la Pologne courent le risque de devoir réduire la consommation gazière de leur secteur industriel afin de fournir du gaz aux clients résidentiels en Allemagne en cas de rupture d’approvisionnements. Est-il acceptable que l’Allemagne, l’Etat le plus riche de l’Union européenne (UE), compte sur les autres pour supporter le coût de sa nouvelle stratégie d’approvisionnement afin de garantir sa propre sécurité ?

Le meilleur garde-fou reste le marché

Rappelons que depuis 2010 les Etats membres ont des obligations d’assistance mutuelle en cas d’incident (catastrophes naturelles, incident technique, actes de terrorisme, etc.). Mais la Cour de justice européenne ayant, dans l’affaire du gazoduc OPAL (Ostsee-Pipeline-Anbindungsleitung – « gazoduc de raccordement de la mer Baltique »), statué que contrairement à ce que prétend la Commission, le principe de solidarité énergétique ne saurait être limité à des situations exceptionnelles, il vous appartient maintenant de le mettre en œuvre.

Finalement, Nord Stream 2 alimente les pires débats opposant pro et anti-atlantistes, pro et antirusses, pro et anti-OTAN, pro et anti-Ukraine, etc. Chacun semble vouloir apporter sa pierre à l’édifice à ce que devrait être un contrat de transit du gaz et des approvisionnements sûrs. Rappelons que dans un marché libéralisé, le meilleur garde-fou reste le marché. Laissons la concurrence faire son œuvre et arrêtons de demander un soutien politique et étatique pour des projets qui n’auraient peut-être pas d’avenir.

De deux choses l’une, soit l’industrie arrive, grâce au marché, à assurer la sécurité des approvisionnements gaziers, soit le gaz sortira plus vite que prévu de notre mix énergétique ! Les dernières révolutions énergétiques telles que la production non conventionnelle de gaz et de pétrole, les énergies renouvelables, l’efficience énergétique et les recherches actuelles sur le stockage des énergies rebattent les cartes.

Cela permet au marché énergétique européen qui tend à devenir plus transparent, de bien fonctionner et d’assurer un « signal prix » déterminé par l’équilibre entre l’offre et la demande. Les ressources sont là et la peur du manque tend à devenir irrationnelle. Il est grand temps que l’UE oublie le mariage entre sécurité des approvisionnements et sécurité de la demande et laisse tomber cet impossible trio. La stratégie énergétique européenne doit être fondée sur deux concepts : la sécurité et la justice.

Transition énergétique civile est militaire

La sécurité doit être pensée sur le long terme, ce qui la rend indissociable de la durabilité. L’objectif commun est de garder notre planète habitable. Pour ce faire, la transition énergétique doit être à la fois civile est militaire. On ne peut pas blâmer chaque citoyen européen de prendre l’avion, à l’heure où un char Leclerc écoule en approximativement douze heures son réservoir de gasoil de 1 300 litres.

La justice doit être partie prenante du processus de démocratisation de l’Europe. La précarité énergétique n’est pas une légende urbaine. Ce qui veut dire que la transition énergétique ne peut passer ni par une permanente taxation du contribuable ni par des épisodes de « black-out ». Et si tel est le cas, cela ne fera qu’accroître les disparités sociales, alimenter les populismes et mener à des tensions croissantes.

La crise des « gilets jaunes » en est un exemple. En outre, la justice doit être de mise entre Etats membres. La façon dont un projet tel que Nord Stream 2 est orchestré ne doit plus se reproduire en Europe. A ce propos, la Cour européenne vient de rappeler à Jean-Claude Juncker l’importance de la solidarité.

Ursula von der Leyen se doit d’être visionnaire en prenant aujourd’hui les décisions courageuses qui porteront leurs fruits bien plus rapidement que prévu. Il faut sortir l’UE des organisations internationales qui limitent nos libertés en matière de transition énergétique, laisser le marché orchestrer notre sécurité, se concentrer sur le nouveau concept de justice et investir massivement dans la recherche et développement. Il appartient à la nouvelle présidente de la Commission européenne de mettre maintenant en place une transition énergétique rapide et juste qui ne laisse aucun Européen, ni aujourd’hui ni demain, sur le bord du chemin.

Aurélie Bros (Professeure et chercheuse associée à Harvard) et Thierry Bros (Chercheur associé à l’Oxford Institute for Energy Studies)

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