La présidentielle algérienne, un non-événement en forme de bombe à retardement

Le 17 avril, Abdelaziz Bouteflika était réélu à un quatrième mandat avec 81,49% des voix. Un mois plus tard, qui se souvient encore de cette élection de complaisance? Cette reconduction savamment orchestrée n’aura finalement été qu’un non-événement, sans enjeu véritable, dès lors que les groupes d’intérêts au pouvoir – le clan du président, le DRS (Services de renseignement), les généraux de l’état-major et, de plus en plus, les milieux affairistes – s’étaient entendus pour la poursuite du statu quo et le maintien d’un président moribond, faute d’accord sur une personnalité de substitution.

Soyons clair: le véritable enjeu pour l’Algérie est, sinon post-mortem, du moins post-électoral. La succession bien ordonnée d’un grabataire qui n’a plus rien à apporter au pays, n’attend plus que des funérailles nationales et qui, probablement, ne sera pas en mesure de terminer son mandat. Mort ou vif, pour peu qu’il soit déclaré inapte à la gestion des affaires, Bouteflika devra céder sa place à l’un de ceux qui ont été placés à ses côtés, sous l’œil vigilant de ses parrains. L’ex-nouveau premier ministre, Abdelmalek Sellal, ou l’ancien premier ministre et désormais directeur de cabinet de la présidence, Ahmed Ouyahia, s’y voient déjà. Or, pendant que cette petite clique calcule, négocie et s’affaire à protéger ses intérêts (conserver le pouvoir, accaparer la rente d’Etat et les marchés publics, ou échapper demain aux poursuites judiciaires), l’Algérie bouillonne dans un silence de moins en moins contenu.

Car derrière des chiffres flatteurs (194 milliards de réserves de change), la médiatisation des grands travaux et les apparences d’une paix retrouvée (la «réconciliation nationale»), qui sait, de ce côté-ci de la Méditerranée, que l’Algérie connaît chaque jour son lot d’émeutes, de grèves inopinées, de barrages de routes et de manifestations spontanées (plus de 10 000 incidents recensés en 2013)? Que les actes terroristes, notamment les attaques contre les unités de l’armée, n’ont jamais totalement cessé (200 terroristes abattus l’an dernier)? Que ce pays méditerranéen, richement doté en terres agricoles, doit pourtant importer ses fruits et légumes et quelque dix millions de tonnes de céréales par an, soit plus de 3 milliards de dollars? Face au verrouillage politique, aux passe-droits et à la corruption endémique, au chômage incurable (officiellement 10%, plus du double en réalité) et aux innombrables difficultés du quotidien (logement, mariage, bureaucratie), le peuple algérien n’a d’autres choix que la résignation, la dépression, la colère ou la fuite. Fuite dans la religion, de plus en plus salafiste; fuite dans l’immigration, toujours plus clandestine (les harraga, ceux qui «se brûlent» en mer); fuite dans la mort, avec un taux de suicide en constante augmentation, régulièrement cité dans les rapports internationaux.

Emprisonnés dans leur propre pays, condamnés à observer le monde avancer (l’Europe toute proche; le Maroc et ses succès économiques; la Tunisie et son cheminement vers la démocratie), les Algériens se sentent pris au piège d’un système sclérosé, incapable de se réformer et de leur offrir la moindre perspective. Car ils savent parfaitement que la chute d’un homme ne suffira pas à changer la nature d’un régime au pouvoir dilué, qui les oppresse et les manipule peut-être plus encore que ne l’avait fait le système colonial; un système qui consume à petit feu le peu d’espoir qu’il leur reste, et ne trouve rien de mieux à faire, pour se perpétuer, que d’agiter les peurs. Peur de l’anarchie et d’un retour à la guerre civile; peur des régionalismes et d’une fragmentation ethnique; peur des «ennemis» de l’intérieur, réels ou imaginaires (terroristes d’AQMI, Kabyles, Mozabites, Touareg); peur du complot étranger (marocain, américain, sioniste…).

Le problème de l’Algérie n’est ni sa population, jeune et volontaire, ni ses ressources, immenses, mais bien ses dirigeants actuels qui se sont fourvoyés dans une gouvernance affligeante. Politique économique longtemps inspirée des régimes d’Europe de l’Est, avec les succès que l’on sait; nationalisme économique qui freine les investissements étrangers (règle dite des 51/49% de participation) et préserve le monopole de quelques importateurs chanceux; incapacité à développer l’emploi en privilégiant les secteurs qui profitent le plus à la main-d’œuvre étrangère (Occidentaux pour les hydrocarbures; Chinois pour les grands chantiers); entretien d’une culture rentière qui condamne chaque jour un peu plus l’indispensable diversification de l’économie; politiques d’éducation et d’arabisation ratées, qui ont fait le lit de l’islam politique et rendu nombre d’Algériens incapables de maîtriser correctement leur langue et celle des autres.

Que pèsent les énormes réserves financières du pays lorsque ceux qui ont entre les mains son avenir préfèrent acheter la paix sociale en doublant des salaires ou en ouvrant grand les vannes d’un crédit aussitôt consommé, plutôt que de s’attaquer aux vraies causes du malaise social? Combien de temps encore l’Algérie pourra-t-elle continuer à vivre de sa rente (97% des revenus d’exportation tirés des hydrocarbures, désormais en déclin) si le seul mode de gouvernance consiste à dilapider le produit de ses richesses? Disons-le clairement: les dirigeants algériens ont échoué, économiquement, socialement, politiquement, pour finalement plonger le pays dans une grave crise identitaire.

Quelle désespérance, enfin, de constater que ce régime, en quête d’une légitimité définitivement perdue, ne trouve rien d’autre que de s’enfermer dans un nationalisme ombrageux et de glorifier le culte des martyrs de l’Indépendance en tout point du territoire: rue du Martyr, square des Martyrs, Mémorial du martyr, Ministère des moudjahidine, dont le budget en constante augmentation dépasse ceux de l’Agriculture ou de la Justice… L’Algérie n’en finit plus de ressasser les heures glorieuses de son passé, alors qu’en un demi-siècle trois générations d’Algériens qui n’ont pas vécu cette époque sont nées, et que près de 75% d’entre eux ont aujourd’hui moins de 30 ans. Si «ceux qui ignorent leur passé sont condamnés à le revivre», aucun peuple ne peut construire son avenir en regardant sans cesse le passé. Les Algériens l’ont bien compris qui, comme ceux réunis sous l’étendard Barakat («ça suffit!») veulent en finir avec cette «génération FLN» qui se veut l’unique héritière des Libérateurs, se croit en droit de décider à la place du peuple et de disposer à sa guise des ressources nationales.

Sitôt l’élection terminée, Abdelmalek Sellal a recouvré ses fonctions de premier ministre, comme si de rien n’était. Et la clique au pouvoir a repris ses intrigues pour tenter de préparer l’après-Bouteflika. Elle imagine déjà un artifice constitutionnel qui permettrait de désigner un successeur sans avoir à repasser par la case élection, ou la mise en place d’un comité de salut national qui éviterait un affrontement suicidaire entre les différentes parties au pouvoir. Ces procédés d’un autre temps montrent l’ampleur du fossé qui les sépare du peuple algérien. Trois ans après les révoltes arabes, la présidentielle était une formidable occasion de faire entrer l’Algérie dans la modernité et d’offrir aux Algériens la maîtrise de leur destin. Occasion ratée. Par aveuglement, intérêts égoïstes ou neutralisation réciproque, leurs dirigeants leur ont une nouvelle fois dénié ce droit. L’inévitable changement n’en sera que plus violent.

Vincent Bisson, politologue et consultant, directeur de l’ARAN – Arab Analysis (Paris).

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