Apeine entamée, la deuxième décennie du règne du roi Mohammed VI s’annonce, hélas, menaçante et hautement hostile à l’égard de la presse indépendante. En quelques mois, la période de grâce est semble-t-il devenue caduque, et les attaques contre les journaux se sont intensifiées sous divers prétextes, réels ou imaginaires. Ainsi, après les amendes disproportionnées, les saisies arbitraires et les interrogatoires musclés, l’apogée de cet acharnement s’est conclu il y a quelques jours avec l’interdiction brutale du quotidien indépendant Akhbar al-Youm, et la fermeture de ses locaux à Casablanca à cause de la publication d’une malheureuse caricature sur le récent mariage du prince Moulay Ismaïl, le cousin du roi. Le ministère de l’Intérieur s’est empressé d’accomplir cette obscène exécution sommaire sans le moindre procès ni justification légale et, surtout, dans le non-respect le plus total des lois en vigueur.
Que cette presse marocaine indépendante dont la naissance est liée intrinsèquement à l’avènement du jeune roi et la fameuse «nouvelle ère» soit trébuchante ou maladroite, parfois, n’est pas une raison pour la balayer d’un coup de revers répressif. Cette presse est à l’image du pays. Un Maroc bouillonnant qui patauge entre le modernisme et l’archaïsme d’antan. Un Maroc qui se cherche malgré les paradoxes criants qui l’enchaînent et l’empêchent d’aller de l’avant. Au milieu de ces «Marocs-là», cette jeune presse, arabophone et francophone, a très vite démontré son rôle décisif dans la transition démocratique et s’est transformée en véritable caisse de résonance des préoccupations et des attentes de la nouvelle génération marocaine.
C’est, aussi, grâce à cette presse-là que les Marocains s’informent correctement sur ce qui se passe dans leur propre pays. Dans un style innovant et transparent, loin de la rhétorique poussiéreuse des organes de presse officielle, les Marocains découvrent et comprennent, non seulement les nouveaux phénomènes qui les entourent mais acquièrent aussi un regard instructif sur les tristes années de leur passé. En l’absence d’une opposition démocratique digne de ce nom, le journalisme indépendant, malgré ses lacunes, se trouve au-devant de la scène. Il catalyse les nouvelles idées face à un pouvoir omniprésent.
Ce travail journalistique a d’ailleurs rendu à ce même pouvoir un inestimable service en pointant les dysfonctionnements, les injustices et la corruption qui empêchent un décollage serein vers un Maroc juste et démocratique. Si les enquêtes, les articles ou les analyses gênent les uns et agacent quelques autres, c’est tout à fait normal, et plutôt hygiénique, dans un pays où le jeu démocratique encore en phase de rodage, est attendu au tournant par les obscurantistes et les nostalgiques des années de plomb. Car en aucun cas, et il faut bien le rappeler aux prédateurs de la liberté d’expression, la presse n’est responsable des maux de la société et des anomalies du système qu’elle tente de décortiquer. Dans ce grand corps malade qui est le Maroc, une presse libre est tout simplement le poumon qui respire cette santé manquante…
Jusqu’à quelques mois encore, la presse marocaine était la vitrine dynamique et joyeuse de la nouvelle ère. Le pouvoir en a bien profité pour établir une communication internationale vantant les mérites d’un jeune roi respectueux de la liberté de la presse. Cette ère-là est malheureusement en train d’errer dans l’absurde et l’arbitraire en se retournant contre ce qu’elle a de plus précieux. Aux oubliettes donc, toutes les promesses mielleuses d’un Maroc démocratique, respectueux des droits de l’homme et de liberté de l’expression.
Maintenant l’ambiance est à l’angoisse et au désœuvrement. Les journalistes sont dans l’incapacité de faire leur travail correctement, leur liberté n’est plus garantie et ils tremblent chaque jour pour leur gagne-pain ou, parfois, pour leur vie tellement les menaces sont pesantes. L’ambiance est devenue aussi quasi insoutenable pour les entrepreneurs et les patrons de presse qui sont poussés à réévaluer leur implication dans un secteur, jadis prometteur et rentable, mais tellement fragile aujourd’hui. Faut-il rappeler qu’à chaque saisie des millions de dirhams s’envolent et des contrats de publicité sont résiliés. Il est encore temps de rectifier le tir et d’installer une relation saine et bénéfique entre l’Etat et la presse en favorisant un climat de confiance, de responsabilité et de respect mutuel. L’histoire moderne nous apprend en effet, qu’aucune démocratie n’est envisageable sans une presse libre et indépendante.
Abdel-Illah Salhi, journaliste, écrivain et ancien rédacteur en chef de l'hebdomadaire marocain Nichane.