La principale conquête de Daech est celle du territoire des esprits

Samedi soir 21 mai, dans un message audio d’une trentaine de minutes, l’organisation Etat islamique [EI] a appelé à des attaques contre les Etats-Unis et l’Europe durant le mois de ramadan, qui commence début juin. Attribué au porte-parole de l’EI, Abou Mohammed Al-Adnani, cet appel intervient à un moment difficile pour cette organisation, puisque la coalition antidjihadistes dirigée par les Etats-Unis est en voie de reconquérir toute une partie du territoire contrôlé par les partisans du « califat » d’Abou Bakr Al-Baghdadi.

Le message a pour vocation de remonter le moral de ces derniers. Il dit notamment ceci : « Serions-nous défaits si nous perdions Mossoul, ou Syrte, ou Rakka, ou toutes les villes pour retourner là où nous étions auparavant ? Non, car la défaite, c’est perdre le désir et la volonté de se battre. »

Les succès militaires de la coalition anti-Daech [acronyme arabe de l’EI] ne sont pas négligeables. L’organisation « Etat islamique en Irak et dans le Cham » [une des appellations de Daech] est devenue une réalité importante car elle a su se donner un territoire et, plus encore, un territoire administré comme un Etat, ce que n’avait jamais réalisé Al-Qaida, même dans ses sanctuaires afghans. La perte d’une large part de ses conquêtes territoriales est donc, pour Daech, un sérieux revers.

Il y a néanmoins une limite à cette reconquête territoriale : en Irak, les tribus sunnites veulent pouvoir exister dans un pays maintenant majoritairement chiite, où le pouvoir qu’elles ont longtemps détenu leur est désormais refusé. Daech, certes, s’est largement imposé par la terreur mais, en même temps, il a répondu et continue de répondre à l’aspiration d’une sorte de « Sunnistan » que personne d’autre n’avait autorisé, depuis la chute du régime de Saddam Hussein. Le recul de Daech ne signifie donc pas automatiquement le retour de la paix dans ces régions jetées dans le chaos depuis la deuxième guerre du Golfe.

Redoutable détournement

Mais, surtout, il serait faux de croire que nous assistons au crépuscule de Daech. Car l’Etat islamique n’est pas d’abord un territoire : c’est une idéologie. Et la principale conquête territoriale qu’il a déjà réussie, c’est la conquête du territoire des esprits de centaines de milliers, peut-être de millions de personnes à travers le monde. Daech c’est une vision en cours de réalisation, un rêve en train de se concrétiser, une promesse de réel bouleversement du monde, qui « parle » – au moins partiellement – à des centaines de milliers, voire des millions de personnes aux quatre coins de la planète.

Comptabiliser le nombre des « sympathisants » de Daech à travers le monde n’a pas été entrepris et paraît bien difficile à faire. Mais si tant de jeunes d’autant de pays multiples (20 000 ? 30 000 ? Venus d’une centaine de nations ? C’est ce qui apparaît) ont répondu aux sirènes de Daech, il y a bien là le signe d’une redoutable efficacité du message diffusé par les restaurateurs de l’ancienne institution du « califat », le signe d’une popularité certaine du discours produit par ceux que je préfère appeler des « daechistes ». La force de l’organisation Etat islamique, en effet, c’est que celle-ci propose un discours cohérent sur l’état du monde et sur sa nécessaire transformation.

Daech dénonce l’impérialisme occidental, la domination culturelle autant que financière de l’Occident sur l’essentiel de l’humanité. Il désigne les « méchants », ceux qu’il faut détruire, et annonce l’avènement d’un monde nouveau, où les opprimés et les humiliés – assimilés aux masses musulmanes sunnites de pure orthodoxie – seront rétablis dans leurs droits et leurs prérogatives sous l’égide d’un « calife » rendant vie aux heures prétendument glorieuses des premiers siècles de l’islam. Il annonce rien de moins que la victoire définitive d’Allah sur toutes les forces démoniaques, celle du Jugement final.

La jeunesse a besoin de sens

Daech, c’est, en même temps, l’Inquisition médiévale espagnole, la Terreur révolutionnaire de 1793, la tentative nazie d’extermination des juifs considérés comme les responsables des malheurs de l’Europe, les procès et les goulags staliniens, le génocide des populations « nocives » cambodgiennes mis en œuvre par les Khmers rouges… S’y côtoient simultanément une prétention de raideur doctrinale sunnite, une aversion meurtrière contre toute « déviance » doctrinale, une haine de l’altérité, une violence à vocation de purification, une offre de jouissance à tuer pour se venger, un sentiment d’appartenance à un monde de frères unis par une même croyance, du plaisir et de la joie à pouvoir se croire soudain « tout-puissants ».

Pour l’Occident, Daech est devenu un ennemi à détruire le plus rapidement possible, dès lors que les attentats menacent sérieusement la tranquillité des populations et fragilisent la paix de nos sociétés. Pour le monde islamique, Daech représente également un terrible danger, car il constitue un redoutable détournement de l’islam traditionnel, capable de séduire toute une partie des jeunes générations qui ne se reconnaissent plus dans un islam piétiste, ou qui ne se satisfont plus de l’islam fondamentaliste rétrograde du wahhabisme saoudien, qui a pourtant été l’incubateur du « daechisme ».

Mais si des succès militaires peuvent affaiblir Daech, ils ne suffiront pas à en venir à bout. La jeunesse du monde, celle de nos banlieues populaires comme celle des peuples arabes, a besoin qu’on lui propose du sens, des raisons de vivre et d’espérer. Et pour qu’une partie d’entre elle ne soit plus happée par une idéologie qui est d’abord une idéologie de la haine des « autres », il est besoin que nous parvenions à forger et à promouvoir des idéaux plus pertinents et plus enthousiasmants. Un immense défi !

Rachid Benzine est l’auteur, avec Christian Delorme, de « La République, l’Eglise et l’Islam » (Bayard Editions, 191 pages, 16,90 €).

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