La question de la “nation hindoue” est au cœur des manifestations

Les manifestations contre la loi sur la nationalité indienne (Citizenship Amendment Act, CAA), adoptée le 11 décembre, ont plongé le pays dans une crise nationale. En dix jours, 25 personnes ont trouvé la mort. L’article 144 du code pénal interdisant les rassemblements publics, la détention d’intellectuels, tel l’historien Ramachandra Guha, et les coupures d’Internet n’ont pas dissuadé les manifestants de continuer à se rassembler.

Le 20 décembre, l’Armée de Bhim, une association de basses castes hindoues opprimées conduite par Chandrashekhar Azad, a rejoint la prière du vendredi dans la grande mosquée de Delhi (Jama Masjid), pour réaffirmer son attachement à la Constitution indienne, où sont inscrits les principes de laïcité, d’égalité et de justice.

Cette référence à la Constitution cristallise la « question de la nation », au cœur des manifestations anti-CAA. Une question toujours ouverte depuis la partition indienne de 1947. Cette loi étend l’attribution de la nationalité indienne, sur la base de persécution religieuse dans le pays d’origine, à tout hindou, chrétien, bouddhiste, jaïniste, parsi et sikh d’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh entré en Inde avant 2015. Le gouvernement justifie l’exclusion des musulmans en arguant qu’ils ne peuvent avoir souffert de persécution dans leurs pays d’origine, eux-mêmes islamiques.

Des musulmans également persécutés

Cette mesure sert l’agenda pro-hindou, dont le but implicite est de faire de l’Inde un Etat hindou (« Hindu Rashtra »). Il s’appuie sur l’idéologie de l’« hindouité » (« hindutva »), développée, en 1937, par V. D. Savarkar (1883-1966), qui prône la séparation des hindous et des musulmans en deux nations. Réinterprétant l’histoire à des fins politiques, le ministre de l’intérieur, Amit Shah, a même déclaré au Parlement que le pays a été divisé selon des lignes de partage religieuses. Ainsi, alors que le Pakistan fut créé comme une République islamique, l’Inde a été constituée comme une démocratie laïque, assurant la liberté de culte et l’égalité de statut quelle que soit la confession religieuse.

Discriminatoire et incohérente, cette nouvelle loi nie les persécutions dont certains musulmans, comme les Ahmadis du Pakistan et les Rohingya du Myanmar, sont victimes, mais ignore aussi les milliers d’hindous, musulmans et chrétiens qui ont dû se réfugier au Tamil Nadu, Etat du sud de l’Inde, lors de la guerre civile au Sri Lanka. A cela, le premier ministre Modi répond, à travers ses Tweet, que la Consitution garantit l’égalité à tous les Indiens ; et comme les immigrés illégaux ne sont pas des citoyens indiens, la question de l’égalité ne les concerne pas. Alors que l’Inde n’est pas signataire de la convention de 1951 du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, elle a néanmoins offert l’hospitalité à des demandeurs d’asile, par exemple au gouvernement tibétain ou aux exilés ougandais.

Le CAA prend tout son sens dans le contexte de deux autres mesures administratives : la constitution du Registre national des citoyens (National Register of Citizens, NRC) et celle du Registre national de la population (NRP). Le NRC, initialement établi dans l’Assam en 1951, dans un Etat frontalier menacé par les immigrés illégaux et les vagues démographiques de migrants venus du Pakistan de l’Est (futur Bangladesh), a été actualisé entre 2013 et 2019. Ce qui a eu un coût humain énorme. Des gens pauvres, natifs ou migrants, sans aucun papier, se sont vus obligés de fournir des preuves administratives de leur citoyenneté et de leur installation avant 1971 (date de la création du Bangladesh). Souvent, ils n’ont pas pu, même en vendant leurs terres et leurs biens pour payer les services d’un avocat.

Le dernier registre des citoyens de l’Assam exclut 1,9 million de personnes – paysans, commerçants, propriétaires –, qui risquent d’être placées en détention dans des camps récemment construits. Trente-six personnes sont déjà mortes dans des camps de l’Assam. Or, deux tiers des personnes exclues du registre national des citoyens d’Assam sont des hindous. Cette conséquence inattendue est apparue comme une trahison par rapport au mandat hindouiste du gouvernement, l’obligeant à utiliser le CAA pour régulariser le statut de tous les immigrés hindous.

Deux courants

Le mouvement anti-CAA présente deux courants opposés. Dans l’Assam et le Nord-Est, l’hostilité se manifeste contre tous les immigrés, hindous ou musulmans. L’amnistie du CAA en faveur des hindous y est perçue comme un risque de faciliter de nouvelles migrations. Dans le reste de l’Inde, la peur vient de ce que, par cette loi, le NRC et le NPR vont obliger chaque citoyen à apporter la preuve de sa nationalité. Or, beaucoup en seront incapables, car les plus démunis n’ont pas les documents nécessaires. Les non-musulmans (au moins les récents immigrés des Etats concernés par la loi) peuvent prétendre à l’amnistie jusqu’en 2014. Mais les musulmans risquent d’être déclarés apatrides, immigrés illégaux puis déportés dans des camps. L’Inde compte 201 millions de musulmans, soit 14 % de la population. Combien sont susceptibles d’être détenus ou déportés ? Cette perspective terrifiante a conduit les manifestants dans la rue.

Les ministres en chef de cinq des 29 Etats de l’Union indienne ont refusé d’adopter la nouvelle loi. La colère générale et le chaos ont fait reculer le gouvernement Modi, qui a vaguement promis des enregistrements facilités et non discriminatoires, grâce à l’utilisation de données déjà fournies pour les cartes d’identité nationales. Si c’est le cas, pourquoi, alors, entreprendre des mesures si coûteuses ? La construction d’une nation hindoue et la peur de l’autre, à l’origine de cette loi, ébranlent aujourd’hui les fondements de la démocratie indienne.

Supriya Chaudhuri est professeure émérite au département de littérature anglaise de l’université de Jadavpur, à Calcutta.

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