La réalité virtuelle soulève plusieurs questions d’ordre éthique

Le succès du dernier film de Steven Spielberg, Ready Player One, et la multiplication des casques et applications immersives, montrent une forte recrudescence d’intérêt pour la réalité virtuelle. C’est un outil puissant au service de nombreux usages, un formidable levier d’innovation, mais il est important de se familiariser avec ses potentiels effets sur le psychisme. Car des études ont démontré la manière et l’intensité avec laquelle elle peut influencer certains de nos comportements. Soulevant ainsi plusieurs questions d’ordre éthique, comme souvent en matière de nouvelles technologies.

Cela fait presque soixante ans que la science s’intéresse à tout ce qui permet de reproduire le réel de manière virtuelle. Son ancêtre est la conception assistée par ordinateur (CAO), inventée dans les années 1990 dans les secteurs de l’industrie et de l’ingénierie pour concevoir et tester virtuellement des prototypes avant de les construire (avions, voiture, bâtiments, etc.).

Puis elle a servi à développer les simulateurs de vol, dans les années 1995, et différents dispositifs de formation (conduite de TGV, opérations chirurgicales, etc.). Il faudra attendre que les puissances de calcul des ordinateurs augmentent, c’est-à-dire les années 2010-2015, pour pouvoir aller au-delà de ces applications : jeux vidéo, traitement de phobies, rééducation physique, visites de lieux ou encore boutiques virtuelles.

Un état proche de l’hypnose

Comme pour toute nouvelle technologie aux usages multiples et prometteurs, les concepteurs et utilisateurs de la réalité virtuelle doivent connaître les questions éthiques qu’elles soulèvent. C’est l’avis de Bahman Ajang, psychologue cognitiviste et technophile. Invité à partager son expertise au salon Virtuality 2018, il a présenté, sur la base d’études scientifiques, les impacts potentiels de la réalité virtuelle sur le psychisme.

Par exemple, la douleur et l’anxiété d’un grand brûlé sont fortement diminuées lorsqu’il est immergé, de manière virtuelle, dans un environnement glacé où il manipule de la neige. Ce ressenti est possible grâce à ce que l’on appelle « le sentiment de présence ». C’est-à-dire que les stimulus virtuels passent au premier plan de la conscience, devant ceux de la connaissance de l’environnement réel. La faculté d’absorption est alors stimulée – cette grande capacité à se concentrer et à se projeter comme lorsque l’on regarde un film ou on lit un livre – et induit une perte de la notion du temps qui passe.

Cet état est alors très proche de celui de l’hypnose, qui consiste à immerger un patient dans un environnement imaginaire rassurant afin de résoudre certaines de ses tensions. Mais à la différence de cette dernière, les environnements de la réalité virtuelle ne sont pas toujours sécurisants (dans des jeux de combat, par exemple). Et dans une certaine mesure, les univers dans lesquels elle nous plonge sont « imposés », puisqu’ils ne sont pas issus de nos imaginaires.

L’expérience de la main en caoutchouc

En psychologie, selon la théorie de « l’effet Proteus » (proposée, en 2007, par les chercheurs de Stanford Nick Yee et Jeremy Bailenson), lorsqu’un sujet est représenté par un avatar dans un environnement virtuel, son comportement est modifié de manière significative. Par exemple, dans une situation de négociation, un individu est beaucoup plus agressif lorsque son avatar est plus grand que lui que lorsqu’il est de la même taille ou plus petit. Sa représentation virtuelle influence donc sa conduite. Et cet effet peut se prolonger jusqu’à une semaine après l’immersion.

Si la réalité virtuelle a autant d’impact sur ses utilisateurs, c’est à cause de la plasticité de l’esprit concernant la représentation de soi-même, démontrée dans l’expérience de la main en caoutchouc (« Rubber hand illusion », Botvinick et Cohen, 1998). Elle consiste à mettre en place une illusion : un sujet est assis à une table sur laquelle repose une main en caoutchouc, et sa vraie main est dissimulée à sa vue. Le chercheur tapote simultanément la main du sujet et celle en caoutchouc. Au bout d’un certain temps, le sujet affirme avoir la sensation que la fausse main lui appartient.

C’est aussi le cas de l’illusion d’incarnation, démontrée par l’expérience de Lenggenhager en 2007. Lorsqu’un sujet est représenté par un avatar réaliste, et qu’un chercheur tapote le dos de cet avatar avec un bâton, le sujet qui regarde son avatar dit ressentir les tapotements dans son propre dos.

Code éthique

Ces deux expériences démontrent que la manière dont un sujet se représente son corps est influençable. La réalité virtuelle touche alors les zones cérébrales et les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans notre expérience de la réalité, dans notre rapport à notre corps et au monde.

Par ailleurs, ce rapport au monde n’est pas une évidence, car il peut être fragilisé chez certaines personnes. Il existe en effet un trouble médical relativement rare, qui concerne environ 10 % des patients en psychiatrie, celui de la « déréalisation » et de la « dépersonnalisation », qui vont souvent de pair. Il s’agit d’un trouble de la conscience de soi, un sentiment d’étrangeté vis-à-vis de ses propres pensées, ou tout semble irréel, comme dans un rêve.

Avec les avancées fulgurantes des technologies d’immersion, la réalité virtuelle va bientôt pouvoir substituer tous les sens humains. Et pour Bahman Ajang, il est grand temps de délimiter un cadre éthique lié à son utilisation. C’est ce qu’ont fait, en 2016, les chercheurs Michael Madary et Thomas Metzinger en publiant un code éthique en matière de recherche en réalité virtuelle. Ils y proposent, notamment, d’appliquer la règle fondamentale de prévenir les utilisateurs que tous les effets de la réalité virtuelle ne sont pas encore connus, en particulier ceux liés aux immersions répétées.

Mais il reste encore de nombreuses questions à aborder. Qu’en est-il de la problématique du double usage (selon laquelle une technologie peut être détournée de son usage premier) ? Faut-il prévoir un cadre d’utilisation spécifique pour les personnes vulnérables (enfants, personnes âgées, patients psychiatriques) ? Faut-il interdire dans la réalité virtuelle ce qui est interdit dans la vie réelle ? Que va-t- on faire des données comportementales collectées par les applications ? Doit-on encadrer la diffusion de publicité dans les environnements de réalité virtuelle ?

Par Claire Gérardin, conseillère en communication, spécialisée sur les nouvelles technologies et leurs impacts sociétaux.

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