Lorsque nous avons appris, le 10 avril au matin, l'horrible nouvelle de l'accident de l'avion militaire polonais transportant le président Lech Kaczynski, entouré de ses collaborateurs les plus proches, nous nous sommes dit : Katyn, lieu de massacre des officiers polonais, où le président se rendait, est un lieu maudit. Il a empoisonné les relations entre la Pologne et la Russie pendant soixante-dix ans et il frappe à nouveau !
Et pourtant, c'est le contraire qui s'est produit. Le deuil partagé par nos deux peuples et la compassion sincère manifestée par des amis russes - du président au simple garde -, ont ouvert devant nous le chemin d'un rapprochement. Sa portée est historique. Que dire de mieux que de citer les paroles du président du Conseil de la Fédération, le Sénat de la Russie, Sergueï Mironov : "Katyn est notre douleur commune et notre tragédie commune."
Bien évidemment, l'accident survenu à Smolensk n'a pas provoqué ce rapprochement, mais il a été le catalyseur puissant d'un projet politique que nos deux gouvernements avaient décidé de poursuivre depuis plus d'un an. Les signes en sont nombreux : la présence de Vladimir Poutine le 1er septembre 2009 à Westerplatte, dans la banlieue de Gdansk, où la seconde guerre mondiale éclata ; les premiers ministres Donald Tusk et Vladimir Poutine agenouillés ensemble à Katyn dans un hommage conjoint aux victimes du massacre ; leur recueillement, trois jours après, devant les débris de l'avion présidentiel, se serrant dans les bras l'un de l'autre ; la présence remarquée du président Dmitri Medvedev aux obsèques de Lech Kaczynski et de son épouse à Cracovie.
Mais aussi l'invitation, peu remarquée par les médias français, faite à l'armée polonaise de défiler, le 9 mai, sur la place Rouge, aux cotés des Américains, Britanniques et Français. Pourtant ce geste majeur rendait la juste place à la contribution des Polonais dans la libération de l'Europe, quelquefois oubliée, mais aussi était la première présence des soldats polonais venant d'un pays membre de l'OTAN. Ou encore le message émouvant de Jaroslaw Kaczynski, frère du président défunt, remerciant les amis russes pour chaque larme versée. Sans oublier la prière du cardinal archevêque de Cracovie lors des obsèques, en faveur "du rapprochement et de la réconciliation de nos deux peuples slaves", et celle du patriarche Cyrille, sur les sites de Katyn et de Smolensk, empruntant les mêmes termes.
"Nous pardonnons"
Ce rapprochement dépasse le cadre de la politique. Il aborde le domaine encore plus difficile du dialogue entre le catholicisme et l'orthodoxie, souhaité par Jean Paul II. Mais cela n'a rien d'étonnant : déjà, la réconciliation entre l'Allemagne et la Pologne a commencé par l'échange des lettres entre les évêques écrivant : "Nous pardonnons et demandons pardon !"
Nous sommes en train de réaliser la réconciliation polono-russe, un de ces grands projets politiques qui ont fait progresser l'Europe. Ce processus ne sera ni simple ni rapide. Il peut rencontrer des obstacles, se heurter à la méfiance. Mais nous avons conscience d'une opportunité historique à ne pas manquer. Comme a dit Donald Tusk à Katyn : "Un mot de la vérité peut emporter deux grands peuples, si divisés par l'histoire. Deux peuples qui cherchent aujourd'hui le chemin le plus direct et le plus court vers la réconciliation."
Il est vrai que l'Europe pacifiée favorise la compréhension entre divers peuples que l'histoire opposait. Le rapprochement entre la Russie et la Pologne nous semble bien dépasser un simple fait bilatéral. Son potentiel européen suggéra à nos dirigeants d'inspirer notre réconciliation par l'expérience de la réconciliation franco-allemande. Fondé sur la vérité et le respect mutuel, sur les valeurs et les intérêts communs, sur la coopération et le voisinage, il a de fortes chances de contribuer au lancement d'un nouveau partenariat entre l'Union européenne et la Russie, à la vision commune de notre continent pour le siècle de la globalisation.
La Pologne, la France et l'Allemagne qui forment depuis vingt ans le triangle de Weimar, la plate-forme trilatérale de la réflexion et de l'action européennes, viennent d'organiser à Paris la première réunion de leurs ministres des affaires étrangères avec leur collègue russe. Cette formule est sûrement portée à mieux assister la réconciliation russo-polonaise et à l'utiliser pour les projets européens conjoints. Chacun de ces trois peuples possède, en effet, une expérience différente de ses relations avec la Russie. Ensemble, ils peuvent créer une vision commune et proposer les modalités de notre partenariat. Il y a tant de choses que nous pouvons faire ensemble pour rapprocher nos peuples, pour bâtir la confiance, pour une meilleure communication, pour moderniser nos pays et nos économies. C'est un vaste programme et la nouvelle coopération entre la Pologne et la Russie y portera sa contribution.
Les temps sont venus où l'aigle blanc polonais peut regarder l'aigle bicéphale russe sans crainte. L'aigle qui est l'emblème de chacun de nos pays et dont le nom, en russe et en polonais, porte - comme par hasard - chacun de nous, Orlov et Orlowski.
Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie et Tomasz Orlowski, ambassadeur de Pologne.