Par Nouriel Roubini, professeur d'économie à l'université de New York et président de RGE Monitor.
Les déséquilibres macroéconomiques internationaux - compris au sens large comme les écarts d'épargne, de dépenses et d'endettement des grandes économies mondiales - sont au coeur de débats fréquents sans pour autant que des initiatives fortes soient engagées pour aboutir à leur résolution.
Bien avant le début de la crise, les dirigeants mondiaux s'étaient promis de mettre fin à ce paradoxe. Ainsi, des représentants américains et européens s'accordèrent lors d'une conférence du Fonds monétaire international (FMI) en 2007 à encourager leur épargne domestique et à limiter les dépenses, tandis que leurs homologues chinois, allemands et japonais promettaient de dynamiser leur consommation intérieure. Ces projets, toutefois, sont restés des voeux pieux : lorsque l'économie mondiale s'est grippée, ces déséquilibres persistants achevèrent de la dérégler.
Ce constat n'est pas immédiatement évident au vu des chiffres actuels, la crise financière contribuant à amoindrir ces déséquilibres. Les consommateurs de pays déficitaires comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l'Espagne, ou les pays de l'Est ont commencé à épargner lorsque la crise a mis en évidence la dangerosité de leur haut niveau d'endettement. A l'inverse, le stimulus fiscal des pays exportateurs comme la Chine a contribué à renforcer une consommation domestique jusqu'alors hésitante.
Le rétablissement des comptes courants aux Etats-Unis est particulièrement marquant. Du fait de l'augmentation du taux d'épargne, le déficit américain n'atteint plus que 2,8 % du produit intérieur brut, PIB, (en taux annualisé) au deuxième trimestre 2009, son plus faible niveau depuis 2001. Cette baisse spectaculaire, en comparaison du seuil record de 6,6 % observé en 2005, reflète principalement le net retrait des importations. La même logique s'applique à des économies moins solides : en Europe de l'Est et surtout dans les pays baltes, les sources de financement externe sur lesquelles reposait la généreuse couverture des déficits durant les années fastes sont à présent taries, plaçant ces pays dans l'obligation de se serrer la ceinture.
Dans les cas plus dramatiques de l'Ukraine et du Kazakhstan, la crise est à l'origine de dévaluations monétaires qui ont fortement renchéri le coût des importations. Ailleurs, les prétendants à l'euro, comme la Lettonie, ont essayé de maintenir tant bien que mal leur monnaie. Le nécessaire ajustement ne peut, là, s'effectuer que par une baisse brutale de la consommation.
Au vu des tendances actuelles, la tentation est donc grande de conclure que le rééquilibrage attendu s'opère naturellement. Ce serait une erreur. Tout semble au contraire indiquer que ces corrections restent essentiellement temporaires et ne sont qu'une traduction de politiques publiques particulièrement réactives dans les principaux pays exportateurs et d'une consommation plus modérée dans les pays les plus dépensiers.
L'exemple des pays exportateurs de pétrole est, de ce point de vue, éclairant : après avoir largement bénéficié de la hausse des prix du baril, ces pays avaient notablement contribué ces dernières années au processus de rééquilibrage macroéconomique, finançant leur consommation en plein essor par une continuelle augmentation des encours de crédit, comme ce fut le cas notamment en Russie, aux Emirats ou au Kazakhstan. Ces économies ont longtemps affiché des taux d'investissement faibles par rapport à ceux d'autres pays émergents ; aujourd'hui, leur lourd besoin d'infrastructures est cause d'une réévaluation de ces ratios, au niveau domestique. Les recettes pétrolières, les surplus budgétaires comme les investissements qui en résultent ont en tout cas probablement atteint leur maximum en 2007 et 2008.
Sans un nouvel emballement des prix du brut et un retour vers la barre des 100 dollars - ce qui aurait vraisemblablement pour conséquence d'étouffer la demande, voire de compromettre la reprise -, les excédents de la balance courante seront maigres en 2010. Avec un baril à 75 dollars en 2010, les nouvelles dotations en capital des fonds souverains du Golfe et des banques centrales seront moindres qu'en 2007, quand les prix étaient en moyenne de 72 dollars par baril. En d'autres termes, le temps des dépenses incontrôlées est terminé, et, du fait de l'instabilité actuelle du marché des changes, ces pays seront tentés de constituer de fortes réserves souveraines pour protéger leur devise.
La Chine, pays créateur de richesse souveraine le plus dynamique au monde depuis une dizaine d'années, est un cas d'école. Ma collègue chez RGE, Rachel Ziemba, prévoit une réduction de la balance courante chinoise, laquelle s'établirait entre 350 et 370 milliards de dollars, en fonction de l'évolution des importations, contre 420 milliards en 2008. Au premier semestre déjà, son excédent était inférieur à 100 milliards. Un solde commercial d'environ 30 milliards de dollars est attendu au troisième trimestre, très en deçà des niveaux de 2008. Une progression des dépenses domestiques au détriment de l'épargne pourrait réduire cet excédent encore davantage. Toutefois, tant que la Chine maintiendra son refus de voir le renminbi s'apprécier, l'accumulation de réserves de change se poursuivra à vive allure.
Bien qu'ébranlés par la crise, de nombreux pays persistent à promouvoir un modèle de croissance bâti sur l'exportation. Le restockage et la constitution de nouveaux inventaires ont puissamment aidé la reprise en Asie. La stabilité artificielle des changes ne fera qu'exacerber cette tendance, accentuant l'accumulation de réserves et les distorsions qui en découlent. Les prévisions les plus récentes du FMI, publiées dans le World Economic Outlook d'octobre 2009 suggèrent que les déséquilibres pourraient s'aggraver de nouveau, tout en restant plus faibles (en pourcentage du PIB) qu'en 2006. Leur volume en dollars, cependant, pourrait demeurer considérable.
Quel facteur se substituera donc, dans le jeu des échanges, au déficit des Etats-Unis ? En réponse, le FMI envisage une possible diffusion des déséquilibres : les excédents allemands et japonais continueront de diminuer, alors que le Canada et le Brésil compenseront, par leurs déficits, les excédents chinois. En termes agrégés, néanmoins, les estimations à cinq ans de l'institution de Washington anticipent un accroissement des excédents au niveau mondial - ce qui pourrait bien signifier que les niveaux prévus des exportations sont incompatibles avec les hypothèses de croissance.
La question des déséquilibres macroéconomiques a été remise à l'ordre du jour lorsque le G20 décida d'instituer un examen des politiques publiques menées par ses membres, afin d'éviter une nouvelle crise. Le plan, décrit dans le Framework for Sustainable Growth, n'est encore défini que dans ses grandes lignes, mais insiste sur le caractère impératif d'une baisse de la consommation (au profit de l'épargne) aux Etats -Unis, et sur la nécessaire réallocation des investissements consacrés au secteur de l'exportation en Chine, au Japon comme en Allemagne.
Ces objectifs sont parfaitement légitimes. Mais il est à craindre qu'un communiqué émis par une organisation internationale naissante ne soit pas le traitement miracle dont l'économie mondiale a besoin. C'est l'extension des pouvoirs du FMI qui permettra d'atteindre ces difficiles objectifs politiques et économiques.
Ces déséquilibres vont de pair avec une mauvaise allocation du capital au sein des économies, ce qui, à l'échelle de la planète, augmente considérablement le risque de futures crises financières et de création de bulles spéculatives. S'ils ne sont pas la cause première de la crise actuelle - qui résulte bien davantage de réglementations trop souples -, ils y ont certainement contribué. L'argent facile et la faiblesse des taux d'intérêt ont incité les investisseurs à acheter des actifs apparemment sûrs et à rentabilité élevée. La réduction des déséquilibres risque fort, jusqu'à sa conclusion, de peser sur la reprise mondiale ; elle n'en est pas moins fondamentale pour rétablir dans le monde un régime de croissance durable.