La responsabilité du massacre de la Ghouta ne peut pas être imputée aux djihadistes

Si, pour les experts en armement et les bons connaisseurs de la Syrie, la responsabilité du régime de Bachar Al-Assad dans les massacres à l'arme chimique du 21 août est incontestable, certains doutes subsistent et s'instillent dans les esprits, à l'appui de nombreuses allégations d'observateurs, "analystes" et hommes politiques qui interrogent la responsabilité présumée de groupes djihadistes. Telle est la position du député de l'Essonne Nicolas Dupont-Aignan qui, en réaction aux velléités du gouvernement français de prendre part à la riposte contre le régime de Damas, s'est empressé de mettre des "groupes islamistes" sur la sellette. De prime abord, ces doutes paraissent légitimes en raison de la propagande médiatique du régime, qui nie toute responsabilité, de la gravité des faits et de l'imminence d'une très probable expédition punitive contre Damas, mais ils n'en demeurent pas moins illégitimes car infondés, incohérents et périlleux.

Sur quoi reposent ces allégations ? Sur des images satellitaires que Moscou prétend détenir, censées prouver que les deux missiles chargés d'agents chimiques proviendraient de zones contrôlées par l'Armée syrienne libre. Or, aucune de ces images, que la Russie aurait fournies aux Nations unies, n'a été révélée au grand public. Ensuite, ces images font état de deux tirs de missile, alors que, sur place, les activistes parlent de vingt-trois missiles retrouvés sur sept points d'impact. Au vu du nombre de victimes, de personnes contaminées et de la taille des missiles utilisés, qui par ailleurs n'ont pas pu être identifiés par les experts balistiques, il paraît très improbable que la quantité d'agents chimiques contenue dans deux missiles suffise à provoquer les dégâts observés. Enfin, la Russie n'est pas un acteur neutre dans le conflit syrien, puisqu'elle soutient le régime de Damas.

Ces allégations se fondent aussi sur le décalage entre l'heure à laquelle les vidéos du massacre auraient été postées sur YouTube (le 20 août) et l'heure réelle du massacre (à partir de 2 h 45 le 21 août), à l'appui duquel certains, dont la Russie, ont prétendu que l'attaque chimique n'était qu'une mise en scène des rebelles. Mais cette affirmation omet de prendre en compte les sept heures de décalage horaire entre le lieu d'origine du serveur YouTube, basé aux Etats-Unis, et la Syrie. En d'autres termes, toutes les vidéos postées jusqu'à 7 heures du matin sont datées de la veille.

Ces allégations reposent également sur des "preuves", photos à l'appui, recueillies par une unité du régime syrien qui, lors d'une "patrouille" dans des tunnels prétendument contrôlés par les insurgés, serait tombée sur un stock d'armes, de bidons de poudre où était inscrit au feutre noir "Fabriqué en Arabie saoudite", de masques à gaz et de gants, qui constitueraient la preuve "irréfutable" que les commanditaires de cette attaque sont des groupes rebelles islamistes. Nul besoin d'être expert en balistique pour constater que ces armes ne ressemblent pas à celles retrouvées sur le terrain et qu'elles n'ont pas la capacité de provoquer un massacre d'une telle ampleur.

Par ailleurs, si le régime détenait des preuves irréfutables de la responsabilité de groupes islamistes, pourquoi avoir mis cinq jours à autoriser la commission d'experts de l'ONU, arrivée le jour du massacre de la Ghouta à Damas pour enquêter sur d'autres sites, à se rendre sur les lieux ? Enfin, pourquoi s'être acharné à bombarder pendant cinq jours les zones touchées par ces attaques chimiques ?

Outre ces éléments factuels, il est difficile de comprendre quel serait l'intérêt des djihadistes incriminés à mener une opération de ce type. Faire porter la responsabilité du massacre au régime pour provoquer une intervention étrangère ? Cela défierait toute logique. D'abord, dans la terminologie des djihadistes, l'inaction occidentale a jusqu'à présent été un argument pour optimiser leur potentiel de recrutement puisque, selon eux, elle serait la preuve de la connivence entre l'Occident – en particulier l'"axe du Mal" (les Etats-Unis et leur allié Israël) – et le régime de Bachar Al-Assad qui massacre son peuple dans l'indifférence la plus totale des pays occidentaux. D'ailleurs, sur le terrain, de nombreux néophytes djihadistes affirment que l'élément déterminant qui les a poussés à basculer dans les rangs de Jabhat Al-Nosra et consorts est le sentiment d'avoir été abandonnés par les démocraties occidentales dont ils défendaient les valeurs. Ensuite, pourquoi vouloir donner à cet "axe du Mal" qui, dans la hiérarchie des ennemis, se trouve au sommet un prétexte pour "envahir" la Syrie ? Enfin, si les djihadistes avaient les moyens de mener une telle opération, pourquoi ne pas avoir utilisé ces armes chimiques contre les contingents du régime, contre des civils "nusayris", ces alaouites qu'ils diabolisent, ou contre les caciques au pouvoir ? Rappelons que, au début des années 1980, les djihadistes syriens de l'avant-garde combattante n'avaient montré aucun scrupule à exécuter sommairement des centaines de civils alaouites dans des villages côtiers.

Aucun des arguments employés par les défenseurs de la thèse d'un massacre djihadiste ne fait sens. Ce qui rend le propos périlleux, car il vise à convaincre la communauté internationale, en instillant le doute dans l'opinion publique, de fuir ses responsabilités devant les crimes de guerre commis par le régime syrien depuis plus de deux ans. La "ligne rouge", conforme aux traités internationaux sur l'usage d'armes chimiques contre des populations civiles, si partialement qu'elle ait été tracée, puisqu'elle occulte les innombrables massacres commis par le régime syrien, a bel et bien été franchie.

Les massacres du 21 août démontrent que le régime, qui procède par paliers de violence dans l'usage de la répression pour tester les réactions de la communauté internationale, vient de franchir un nouveau seuil. Une réaction de force de la communauté internationale, pouvant prendre la forme de frappes ciblées contre les infrastructures militaires et contre l'arsenal d'armes chimiques du régime, s'impose comme un devoir humanitaire, faute de quoi ce nouveau palier de violence, s'il reste impuni, risque de devenir une norme en Syrie.

Nora Benkorich, chercheuse à la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *