La “révolte catalane” participe d’un large mouvement démocratique

Depuis plusieurs semaines, la Catalogne intrigue les Français. De droite à gauche, les commentaires hexagonaux témoignent surtout d’une incompréhension mêlée de crainte devant ce que beaucoup lisent à l’aune des replis identitaires et des séparatismes égoïstes. Certes, l’Espagne d’aujourd’hui n’est plus celle de Franco, mais les mobilisations actuelles en Catalogne mettent d’abord en cause la responsabilité de Madrid. Comprendre ce qui se joue en Catalogne invite à un détour par le passé.

Aux origines du catalanisme

L’Espagne, n’en déplaise aux tenants du national-catholicisme, n’a jamais été « une ». Pas plus qu’elle n’était « grande » et « libre ». Dès le XIXe siècle, les provinces périphériques y connurent un développement plus rapide que le centre. La monarchie, incapable de les fédérer et de se hisser au rang d’Etat organisateur, imposait par la force une centralisation répressive et prédatrice. La reconnaissance des droits des peuples d’Espagne fut l’un des enjeux des combats pour la démocratie, longtemps confondue avec l’abolition de la monarchie. Dans les provinces catalanes, l’option républicaine et fédérale avait la faveur de larges secteurs de la société, mais se heurtait à un catalanisme culturel, affectif et conservateur qui n’effrayait guère l’Etat espagnol.

Celui-ci consentit à lui accorder en 1914 un premier statut, « La Mancomunitat », relevant plus de la décentralisation que de l’autonomie. L’élite catalane sut néanmoins s’en saisir pour moderniser l’administration et encourager un essor culturel irréductible à la langue. La dictature de Primo de Rivera mit fin en 1924 à l’expérience et disqualifia le catalanisme bourgeois. Issu de ses rangs, le colonel Francesc Macia précipita sa recomposition dans un mouvement acquis aux idéaux républicains, l’ERC (gauche républicaine), gagnée à un catalanisme ouvert et intégrateur auquel se rallièrent les fédéralistes.

Devenu hégémonique, ce parti y assura la victoire de la République en 1931. Aussitôt, Macia proclama « la République catalane ». Malgré le rejet de la solution confédérale par l’Assemblée constituante, la Catalogne obtint un authentique statut d’autonomie en 1932. Le retour des droites au gouvernement en 1934 poussa Lluis Companys à annoncer, le 6 octobre 1934, la création de « l’Estat Catala ». Dix jours plus tard, la répression déclenchée contre l’insurrection des Asturies frappa à son tour la Catalogne. Plus de 5 000 de ses habitants, dont son président, furent jetés en prison. Les campagnes pour leur amnistie préparèrent le succès du Frente Popular (« front populaire »).

Une identité souvent réprimée

En première ligne dans la défense de la République, la province paya cher, en 1939, sa double identité républicaine et catalane. Tandis que Lluis Companys était fusillé à Barcelone, les rues furent débaptisées et toute publication de livres en catalan interdite. La langue régionale n’eut plus d’expression publique. Les gardes civils y veillaient et houspillaient d’un hablad cristiano ! (« parlez chrétien ») ceux qui l’oubliaient. Pour des décennies, la culture catalane se réfugia dans l’intimité des familles ou ne rayonna plus qu’autour des centres catalans de l’exil.

Au début des années 1950, les premières grèves démarrèrent à Barcelone. A l’opposition ouvrière initiale s’ajoutèrent les protestations étudiantes, la fronde d’une partie du clergé catalan et de larges secteurs de la bourgeoisie catalane : Jordi Pujol, banquier et futur dirigeant de la Généralité, fut emprisonné, et l’Omnium Cultural [association qui œuvre pour la promotion de la langue et de la culture catalanes], piloté par les grandes fortunes catalanes, était interdit. A l’aube des années 1970, la Catalogne réussit à fédérer toutes ces forces au sein de l’Assemblée nationale de Catalogne. Les Catalans obtinrent, après la mort de Franco, le retour d’exil de leurs institutions et participèrent à l’élaboration de la Constitution de 1978 qui, pour la première fois, reconnaissait que l’Espagne était composée de nationalités et de régions ayant droit à l’autonomie.

Le texte portait la marque du compromis sur lequel reposait la Transition avec son pacte d’oubli des victimes de la répression. Il ne faisait aucun doute, alors, qu’il évoluerait au fur et à mesure que la démocratie s’enracinerait. Ainsi en alla-t-il quand le socialiste Zapatero engagea, en 2006, une révision constitutionnelle destinée à élargir l’autonomie de la Généralité. A peine revenu au pouvoir, le Parti populaire (PP) s’efforça, avec le concours du Tribunal constitutionnel, de remettre en cause les nouveaux droits. En 2010, leur invalidation relança la contestation à l’origine de l’actuelle « révolte des Catalans ».

Dans ce contexte, les progrès des thèses indépendantistes procèdent moins d’une volonté de rupture définitive que de l’expression d’un mécontentement de citoyens convaincus d’être trop peu ou mal représentés. Ignorants du rapport de forces favorable à l’Etat central et assez naïfs pour espérer bénéficier de la bienveillance de l’Union européenne, les indépendantistes n’ont guère fait preuve de sens politique. Ils n’ont pas davantage su créer un mouvement de solidarité dans le reste de l’Espagne et à l’étranger. En Catalogne même, ils se sont peu souciés des « Catalans espagnols » qui travaillent dans la province.

Tirer les leçons du passé

Nul ne peut prévoir l’avenir, mais les leçons du passé rappellent que la démocratie en Espagne s’évalue à l’aune des droits reconnus à ses peuples et qu’un régime qui emprisonne ses adversaires politiques ne peut prétendre défendre les libertés publiques. La monarchie bourbonienne mêlée à divers scandales a contribué à attiser les passions.

Quant au catalanisme, plus culturel et patriotico-républicain que nationaliste, on peut former le vœu qu’il demeure ouvert et à l’écoute des « autres Catalans ». La « révolte catalane » participe d’un large mouvement démocratique et pacifique, irréductible au « séparatisme », mais favorable à la libération des prisonniers politiques et au respect du droit pour la Catalogne de décider de son destin. Qui pourrait y être indifférent ?

Par Phryné Pigenet, historienne. Il est l’auteure de « Catalans malgré tout, l’exil catalan en France au XXe siècle, histoire et mémoire », éd. Trabucaire, 2017.

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