La "révolution du jasmin", signe de la métamorphose de l'histoire

Quelle accélération de l'histoire ! De l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi le 17 décembre à la fuite de Ben Ali le 14 janvier, pas même un mois ne s'était écoulé. Cet événement inouï nous fit voir, comme par surprise, la réalisation du désir de tout un peuple sur la scène de l'histoire, laquelle s'est avérée belle parce que juste, et juste parce que belle.

Cette séquence exceptionnelle a été animée par une dramaturgie strictement locale et juvénile. C'est une révolution qui s'est faite essentiellement sur le médium Internet par la génération du digital et de la blogosphère. Et la fulgurance de sa durée est en correspondance avec la vitesse et l'instantanéité que procure l'instrument.

Désormais, nous avons avec cette "révolution du jasmin" une nouvelle expression du temps dans l'histoire. Celle-ci sera soumise à une condensation produite par la mutation des coordonnées de l'espace et du temps. Nous avons vécu une séquence historique qui rabat à la seconde l'inconnu sur le connu et raccourcit le lointain pour le rendre proche.

C'est désormais par la technique que l'humanité adaptera à l'horizon de son destin le concept théologique de l'omniscience qu'elle vivra au quotidien et pour son propre compte.

Ce redoutable médium est neutre, il n'a pas de dessein en soi. De lui peut venir le meilleur et le pire. Il ne fait que se plier à la volonté de son utilisateur. Et c'est de la territorialité islamique que nous sont venus, au début de ce XXIe siècle, les deux événements qui illustrent au mieux le meilleur et le pire, la civilisation et la barbarie.

Le pire est venu à nous un certain 11 septembre 2001, où la nouvelle technique qui nous accompagne comme notre respiration a accouché du crime terroriste le plus abominable exécuté par les agents de l'insaisissable Al-Qaida. Et le meilleur s'est concrétisé il y a quelques jours sous nos yeux ébahis qui virent la chute d'un dictateur et l'avènement d'un peuple à la liberté, allant vers la concrétisation de la démocratie dans une zone décrétée rétive à cette forme politique. Forme que je ne fabule pas, que je ne sublime pas, que je ne maquille pas, que je ne vois pas pour plus que ce qu'elle est.

Mais, malgré ses défauts, ses carences, ses manques et ses manquements, ses perversions et son inachèvement, il n'en demeure pas moins qu'elle reste la seule forme à agréer pour un vivre-ensemble qui aménage place à la polyphonie, au débat, à la controverse, à la confrontation de l'ami et de l'ennemi dans la civilité, dans les limites de la raison, par le recours au discours, à la rhétorique de la persuasion, à l'argumentation, entretenant le différend par les mots et non par les armes, veillant à maintenir ouvert l'espace où se déploie le choix de l'individu, dans la préservation par le droit de l'intégrité de son corps et de sa conscience et de la liberté d'en jouir comme le dictent son désir, sa volonté, sa vérité.

C'est ainsi qu'il convient de lire ce qui se passe en Tunisie. Cet événement est à situer à la hauteur du temps du monde. Il ne faut pas le ramener à nos vieilles et tenaces catégories qui séparent notre planète en zones où s'identifient les différences inconciliables et irréconciliables.

Le silence des intellectuels et des politiques peut se comprendre en raison de l'aspect inouï et inaugural de cet événement. C'est un silence qui peut s'expliquer et être justifié pendant les deux premières semaines. Car le drame qui a commencé en ce lieu perdu qu'est Sidi Bouzid pouvait être assimilé à l'une de ces révoltes du pain qui surgissent et s'éteignent dans des dictatures appartenant à un autre monde, lointain, étranger et étrange, différent, situé dans une autre structure économique (celle du sous-développement) et dans une autre culture spécifique, inassimilable (l'islam ou l'Afrique). Il pouvait encore être perçu dans la perspective paternaliste, condescendante, d'une ancienne colonie qui a déjà réussi à assurer la décence matérielle à ses sujets, ce qui constitue une performance louable qui mérite satisfecit de la part de l'ancienne métropole.

Mais ce silence est devenu impardonnable avec la persistance du mouvement. Après avoir reçu la rumeur de ses slogans (de "Liberté, travail, dignité" à "Ben Ali, dégage !"), après avoir plongé dans les archives écrites, visuelles et sonores accumulées par les cybertémoins, l'on est en droit d'estimer que ce silence devient coupable. Comment interpréter ce silence ? Est-il dû à l'indifférence ? Est-il encore le signe de la division du monde en centre qui commande et qui décide de la hiérarchie des événements et en périphérie destinée à se soumettre et à obéir aux ordres et aux classifications établies par le centre ?

Il semble que les événements de Tunisie devraient nous éviter un double tropisme : celui du paternalisme de la décolonisation et celui de la pensée différentialiste et hégémonique qui divise le monde en centre et en périphérie. La révolution qui eut pour théâtre ce que les Romains appelaient l'Africa a été déclenchée par un corps sacrificiel qui s'est consumé à Sidi Bouzid, c'est-à-dire dans la périphérie de la périphérie, dans un décentrement au carré. Il a été ensuite relayé urbi et orbi à partir de l'espace déterritorialisé de la blogosphère, qui est capable de faire de toute périphérie un centre.

Ce qui nous vient de Tunisie bouscule toutes nos catégories. Si l'on veut comprendre le monde tel qu'il devient, si nous tenons à nous y situer de la manière la plus pertinente, il convient de tenir compte de ce décentrement et de cette déterritorialisation. Il nous faut admettre que de la petite Tunisie négligée et non inscrite au premier rang de nos priorités il peut venir un événement qui signale la métamorphose qualitative de l'histoire.

Pour en être pleinement conscient, il nous faut sortir de la fatalité qui situe l'altérité dans une différence radicale. Dans le différent, je cherche à saisir le ressemblant sans escamoter le dissemblable. Un regard ainsi averti aurait déjà perçu dans Mohamed Bouazizi, en son islam même, l'actualisation d'une figure christique rédemptrice, à inscrire dans notre imaginaire profane à côté de Ian Palach, l'immolé du "printemps de Prague". Et au-delà de la situation de ces événements dans leur horizontalité arabe et leur profondeur africaine, il nous faut aussi les considérer dans leur dimension mondiale et universelle.

Certes, envisagée dans son contexte géographique et culturel, cette révolution digne, tranquille, sûre d'elle-même, pacifique, responsable, empreinte de maturité, va constituer la promesse des peuples et le cauchemar des dictateurs. Mais, soumise à la scansion de la mondialité, elle confirme à sa manière l'universalité du désir démocratique et du droit naturel à la liberté.

C'est pour cette raison que ce qui se passe en Tunisie exige notre solidarité et notre soutien actif, surtout dans le débat à venir, où forcément les thèses islamistes vont vouloir s'exprimer. Mais nous aurons les moyens intellectuels et politiques pour les affronter, les contrer et les contenir.

Abdelwahab Meddeb, écrivain et poète.

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