La révolution tunisienne

La révolution tunisienne était censée être une rupture radicale avec le passé. Sept ans après, en janvier 2018, on est étonné de voir que plusieurs franges de Tunisiens restent attachées au passé, à ses vestiges et pratiques. Et ils le disent tout haut. Les rappels très insistants de Dieu, de Bourguiba et de Ben Ali ont sonné fort après la révolution, et ont inauguré aussitôt le temps des regrets.

On parle liberté, et on voudrait rétablir le despotisme ancien. On parle démocratie, et on voudrait faire de la place à une providence islamiste. En 1789, l’aristocratie et le clergé français, mutilés et vidés de leur substance, pouvaient-ils rétablir tout ce que les courants ont emporté ? Nostalgiques de Dieu et nostalgiques de l’autorité se retrouvent sept ans après en Tunisie.

Les vestiges du passé

Les islamistes sont attachés à la loi immeuble de Dieu, vue et vécue à travers les mœurs et idéaux du Pieux ancêtre, un modèle particulièrement immunisé contre quatorze siècles qui lui ont succédé. L’état social et spirituel des musulmans du VIIe siècle résume ainsi toute l’histoire de l’humanité arabo-musulmane. Il est valable en tout temps et en tout lieu. Nul intérêt d’ajouter que la loi des hommes ne compte plus, elle est désacralisée. L’histoire s’arrête.

Mais les modernistes laïcs sont attachés, eux aussi, aux vestiges du passé plus qu’aux idées de progrès. On vénère une histoire ouverte, puis arrêtée par un homme, Bourguiba, qui de lucide passe par être extralucide, voire translucide et transhistorique. Il est partout et nulle part. A la limite, il habite le Tunisien de tous les temps.

Après l’idolâtrie bourguibienne survient le culte de Ben Ali, un militaire qui affectionne les procédés brutaux, qui aimait régner par le silence. L’homme était habile dans l’art de la désislamisation. Entendons le traitement policier d’un phénomène politique et social. Ce qui n’est pas, à l’évidence, le fait des leaders d’aujourd’hui, complaisants avec des islamistes, eux-mêmes machiavéliques.

Bref, pour certains modernistes, autant l’ordre était l’apanage du passé, autant la confusion est celui d’un présent empêtré. L’attachement à l’autocratie l’emporte sur l’appréciation présente de l’état de la démocratie. Un état, il est vrai, encore chancelant. Pourtant, leur colère même contre la révolution ou à l’endroit des hommes au pouvoir de la transition est un fait de révolution, un fait de liberté, succédant à leur passivité ancestrale ou à leur humiliation par l’autorité, le parti unique et la famille régnante. Ces franges modernistes sont contrariées encore par l’afflux massif des islamistes dans la transition, comme s’ils étaient venus de nulle part.

Un régime suranné

On se réjouit ainsi après une révolution, vite honnie, d’en appeler au passé, lointain ou contemporain, de conserver des traditions d’un régime suranné, voire de regretter des privilèges. Mais alors, comment peut-on éliminer un dictateur, établir un nouvel ordre démocratique, sans la présence des islamistes, eux-mêmes victimes au premier degré de la dictature ? Des islamistes constituant le tiers de l’électorat tunisien, qu’il faudrait désormais se résoudre à combattre par la démocratie, et non par la terreur, comme sous Ben Ali, ou en tentant de couper leurs têtes, comme le voulait Bourguiba à la veille du coup d’Etat de Ben Ali. En démocratie, les contraires s’affrontent. On tente de civiliser par la liberté, par le droit. La démocratie est beaucoup plus courageuse que les méthodes expéditives. Elle ose, elle, affronter les vices en face, même dans le grabuge.

La révolution, il y a sept ans, était à la fois un hasard et un non-hasard. Les gens font des révolutions parce que l’état social et politique antérieur devient insupportable. Il ne correspond plus au mouvement des idées et des opinions. Si, en façade, ce ne sont pas les idées ou les intellectuels qui ont produit la révolution « de la dignité », ce sont des masses informes d’idées et d’opinions qui, au vu du spectacle d’un demi-siècle d’indignité quotidienne, ont mis lentement en action des forces physiques et matérielles.

Les révolutions sont aussi des faits d’opinion qui avancent, même en silence, même lentement, s’agitent parfois, contournent les résistances au progrès. Une opinion en phase d’accumulation depuis le déclenchement du mouvement démocratique de la fin des années 1970 : date du début du naufrage bourguibien et de l’apparition d’une société civile embryonnaire représentée par le triptyque MDS-UGTT-LTDH (Mouvement des démocrates socialistes, Union générale tunisienne du travail et Ligue tunisienne des droits de l’homme).

Aujourd’hui, après la révolution, c’est l’état démocratique qui devrait faire la civilisation politique et morale. La démocratie est encore chaotique, parfois décevante. Mais on ne peut la repousser sous prétexte justement qu’elle remet en cause un passé révolu, qui ne reviendra plus, qui n’exprime plus le besoin des peuples. Peut-on faire revenir l’esclavage, le système héréditaire, le droit d’aînesse, la répudiation ou la polygamie ? Non.

« Laissons faire l’Histoire »

Même la discrimination des droits des femmes en matière d’héritage est en train d’être balayée par l’Histoire, le progrès de civilisation et l’opinion. La civilisation avance, elle ne recule pas. Lors même qu’elle donne l’impression de reculer, suite à un accident de l’Histoire (guerre, crise, famine), elle n’élimine pas les idées de progrès philosophiques, moraux, qui reprendront aussitôt leur chemin naturel aussitôt les moments d’égarement et de convulsion rectifiés par l’Histoire.

Les nostalgiques des régimes à discours unique, religieux ou laïc, disent que la liberté issue de la révolution nous fait du tort. En réalité, ce qui nous fait du tort, c’est que la révolution a suspendu la liberté, la vraie, restée incomprise, malmenée par des partis (au pouvoir ou dans l’opposition), par des agitateurs et par des mouvements qui en ignorent le sens, qui la veulent pour eux seulement, pas pour les autres. Il en va ainsi dans les transitions.

Laissons faire l’Histoire. Préparons les réformes qui doivent améliorer les choses, acceptons les séquelles et les déformations nécessaires de la révolution et de la transition qui ont secoué tout un ordre politique et géopolitique, avec ses traditions, ses privilèges, ses discriminations. N’ayons pas la prétention de tout régenter par un coup d’épée tranchant. Suivons le chemin frayé par la liberté, il nous mènera vers toujours plus de liberté. L’islamisme est un mal, une gangrène, personne n’en disconvient. Mais ne nous trompons pas de conjoncture. La lutte est désormais politique, juridique et démocratique, pour peu qu’elle s’insère dans le jeu des institutions modernes.

Ne soyons ni passéistes, ni brutaux, ni intolérants. Ayons confiance dans le progrès, dans la consolidation prochaine des nouvelles institutions, sans nous départir de notre vigilance, qui nous donne toujours le droit de punir le mal lorsqu’il est punissable. La révolution a semé une bonne graine. Il faudra patienter pour la cueillir au bon moment. Le plus important, c’est de vivre dans son siècle, pas dans celui des autres. Ne soyons pas, selon la belle expression de Benjamin Constant, « des imitateurs modernes de l’Antiquité », soyons plutôt des créateurs progressistes de la modernité.

Hatem M’rad est professeur de sciences politiques à l’Université de Carthage et président fondateur de l’Association tunisienne d’études politiques (ATEP).

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