La révolution ukrainienne nous concerne

Personne aujourd’hui ne se souvient de la phrase choquante du ministre des Relations extérieures, Claude Cheysson, en décembre 1981 : «Bien entendu, nous n’allons rien faire», c’est une affaire intérieure de la Pologne. Quelques minutes à peine après l’intervention des troupes spéciales polonaises du général Jaruzelski contre le mouvement démocratique Solidarnosc. La réaction du peuple français ne s’est pas fait attendre avec plusieurs centaines de milliers de manifestants dans les rues arborant le badge de Solidarnosc et demandant la démission du ministre. Ce soutien n’a pas été inutile. Quelques années plus tard, les Polonais ouvraient le chemin de la démocratie à tous les pays sous domination soviétique.

Ce qui se joue, aujourd’hui, n’est pas non plus une affaire intérieure des Ukrainiens, en tout cas pas seulement. Pas plus que ne l’ont été les crimes liberticides dans le passé.

Certes, la donne a évolué : l’Union européenne a 28 membres, dont plus d’un tiers se souvient de la domination de la Russie soviétique, pour l’avoir «vécue». Il est normal que certains se sentent davantage concernés par ce qui se passe en Ukraine. Mais ils ne sont plus isolés, puisque l’UE est un ensemble solidaire, un acteur régional et global dans les relations internationales. On ne peut les soupçonner, en raison de leur empathie pour le peuple ukrainien, d’être des va-t-en-guerre alors qu’ils nous rappellent seulement combien nos valeurs se jouent à notre frontière, chez l’autre, et combien l’échec de l’autre nous affectera nous-mêmes. Bien entendu, il faut se garder d’une transposition automatique de situations différentes dans leur contexte et dans leur déroulement. Mais certaines convergences frappent. Lorsque l’armée, composée exclusivement de Polonais, a étouffé le mouvement libertaire en décembre 1981, la Russie soviétique se frottait les mains. Sans coup férir, elle maintenait sous son joug une nation rebelle. Le schéma se répète. Même si aujourd’hui, l’arme russe est le chantage économique plus que le mouvement des troupes.

Hier, on parlait du «retour en Europe», désormais tout se passe sous les drapeaux européens, à la frontière physique de l’UE. On oublie trop souvent que cette frontière est aussi axiologique. Viktor Ianoukovitch joue ses intérêts matériels à court terme au risque de l’indignité dans l’histoire. Le tout pour se maintenir au pouvoir au-delà de 2015. Il s’imagine, peut-être, qu’une fois reconduit il pourra effacer l’infamie en reprenant le jeu européen. En attendant, il croit pouvoir maintenir son peuple enfermé derrière une frontière imperméable, laquelle, de fait, devrait être un mur. Mais dans le monde actuel, la force d’une société civile finit par triompher. Et en Ukraine, elle est de plus en plus forte.

Pour sortir de la crise, il suffirait que Ianoukovitch se soumette aux règles démocratiques. Mais craignant de perdre les élections anticipées, il fera tout pour louvoyer. Il vient d’ailleurs de rater l’unique occasion de rester dans le jeu. Il a chaque fois un temps de retard. Il propose un compromis boiteux qui sent la trahison car sa logique est d’être en apparence réceptif aux revendications des opposants mais en avançant ses propres conditions. Comme s’il ne percevait pas la réalité. Il est probable qu’il préfère passer à l’histoire comme l’assassin des libertés, vassal du Kremlin, celui qui a le sang de son peuple sur sa conscience. Car, il montre qu’il lie son avenir à la Russie, comme celui de son voisin biélorusse, élu soi-disant démocratiquement, Loukachenko. Or, Ianoukovitch perd peu à peu le contrôle sur le pays : la moitié déjà, et pas seulement l’Ukraine occidentale, est passée sous le contrôle de la société civile. Bientôt, il ne lui restera, avant de quitter la scène politique, qu’à négocier la grâce pour lui et son clan.

Mais, il ne faut pas se tromper d’enjeu ni d’adversaire : derrière le Président qui semble être en délicatesse avec la justice, il y a le spectre d’un empire perdu. Il y a l’aventurisme du nationalisme impérial d’un autre temps.

L’Europe portera aussi une grave responsabilité si le mouvement se termine dans un bain de sang, si Ianoukovitch emporte par la répression une victoire de courte durée. Nous avons réveillé un désir chez les Ukrainiens, désir d’être avec nous et de partager nos valeurs. Il y a un système de vases communicants, notre modèle, auquel nous croyons, doit être défendu là où les sociétés civiles l’ont choisi ou réclament le droit de choisir. A-t-on songé aux effets de notre indifférence sur les citoyens de l’UE ? Ce n’est plus un découragement mou qui les guette en raison du déficit démocratique. Pourquoi croire en l’Europe et ses valeurs si l’Europe est absente, alors, ne nous étonnons pas de la mort du modèle lui-même. Nos dirigeants, empêtrés dans leurs problèmes de réélection, regardent leur nombril. Ne rien faire, c’est contribuer à tuer toute légitimité de notre projet européen. La démocratie, l’égalité et la liberté d’expression et de circulation, les droits de l’homme.

Puisqu’aujourd’hui, un sommet doit se tenir à Bruxelles entre Européens et Russes, n’est-ce pas l’occasion d’organiser une réunion entre les 28 pays membres de l’UE, avec d’autres démocraties du monde, et de prendre des décisions avec les représentants légitimes, investis par le peuple ukrainien, qui obligent Poutine et Ianoukovitch à respecter les revendications démocratiques. L’Union européenne doit montrer qu’elle existe comme un ensemble cohérent, acteur global et régional, fidèle à ses principes. Sinon, elle n’a plus beaucoup de sens.

Georges Mink, directeur de recherches émérite au CNRS.

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