La route de l’Ossétie du Sud passe par le Kosovo

La tragédie que vivent aujourd’hui Géorgiens et Ossètes du Sud est à l’aune du drame yougoslave et des bouleversements territoriaux qu’il a entraînés.

Que s’est-il passé dans le palais présidentiel de Tbilissi le soir du 7 août, lorsque Mikhaïl Saakachvili décida d’en finir avec les «séparatistes» de Tskhinvali ? Le président géorgien s’est-il lancé à corps perdu dans une aventure dont il n’envisageait pas les conséquences ? Avait-il pris la mesure des terribles dégâts collatéraux que des bombardements nocturnes provoqueraient au sein de la population civile, élargissant encore le fossé entre Ossètes et Géorgiens ? Serait-il tombé, comme le laissent entendre certains, dans un piège délibérément tendu par Moscou : on lui aurait laissé entendre que la Russie était excédée par l’extrémisme des dirigeants de Tsinkhvali qui multipliaient les affrontements avec les forces géorgiennes de sécurité ?

Beaucoup d’observateurs notent la «naïveté» de dirigeants géorgiens, enfermés dans l’illusion d’un ferme soutien des Etats-Unis, qui n’ont pas évalué les changements de la donne politique : guerre d’Irak, nucléaire iranien, une présidence américaine déconsidérée et en fin de course. Reste que si, comme le dit l’adage, gouverner c’est prévoir, les responsables géorgiens ont commis une terrible erreur d’appréciation en réveillant la bête d’un nationalisme russe qui guette avec gourmandise chacun des faux pas d’un voisin «arrogant».

Alors que Pékin déployait ses fastes en présence de Vladimir Poutine et de George Bush, Tbilissi pensait avoir trouvé le moment opportun de faire sauter le verrou ossète. En décembre, l’Otan doit à nouveau examiner la candidature de la Géorgie… Mikhaïl Saakachvili veut forcer la porte de l’Otan tant que l’administration Bush est aux affaires. Que fera le nouveau président des Etats-Unis élu en novembre ? Ceux qui, au sein de l’Organisation, s’étaient déjà opposés à cette candidature font valoir qu’il est dangereux d’intégrer un pays confronté à des conflits avec des territoires sécessionnistes. Pour les Géorgiens, à défaut de pouvoir s’emparer immédiatement de l’Abkhazie qui partage le littoral de la mer Noire avec la Russie, la petite et fragile Ossétie du Sud, séparée de la Fédération de Russie par une haute barrière montagneuse, semblait une proie plus accessible.

Par ailleurs, alors que le pays est confronté à une situation économique difficile, singulièrement aggravée par la hausse des matières premières, le retour de Shida Kartli (nom géorgien de l’Ossétie du Sud) au sein de la nation aurait permis au président Saakachvili, que ses opposants accusent de dérive autoritaire, de redorer un blason singulièrement terni depuis la brutale répression des manifestations de l’automne 2007. Retour d’autant plus important que le président géorgien a promis solennellement à son peuple de lui rendre les territoires perdus dans les plus brefs délais ; il en va d’une part non négligeable de sa légitimité.

L’impatience géorgienne avait d’autres causes. La présence à ses frontières d’une Russie de plus en plus riche et puissance, et dont le pouvoir d’attraction est d’autant plus grand qu’elle avait complaisamment octroyé la citoyenneté aux habitants des territoires sécessionnistes, Abkhazie et Ossétie du Sud, inquiète fortement la république de Géorgie. On y craint une intégration rapide de ces territoires dans la Fédération de Russie, accusée de menées annexionnistes. De fait, la perspective des Jeux olympiques de Sotchi, en 2014, pourrait accélérer l’absorption des républiques séparatistes dans le tissu économique russe, rendant leur retour dans l’Etat géorgien difficile, voire impossible.

Pour la Russie de Poutine - en allait-il différemment lors de la présidence de Boris Eltsine ?-, marquer son statut de grande puissance dans le Caucase russe est essentiel, d’autant plus qu’elle déclare aujourd’hui avoir «stabilisé» la Tchétchénie. Au Caucase du Sud, depuis déjà plusieurs années, les relations russo-géorgiennes étaient exécrables, la Géorgie était en butte à un blocus qui empêchait l’entrée de ses exportations traditionnelles en Russie. A l’automne 2006, l’arrestation d’officiers russes accusés d’espionnage, que les autorités géorgiennes avaient exhibés aux médias, avait alors provoqué la fureur d’un Vladimir Poutine qui cachait mal son humiliation. Le Kremlin avait bandé les muscles, tandis que les médias officiels lançaient, l’espace de quelques jours, une campagne de dénigrement dont le million de Géorgiens qui résident en Russie était la cible.

En février, la proclamation de l’indépendance du Kosovo, avait plongé la Géorgie dans l’inquiétude face à ses deux provinces sécessionnistes. Moscou, de son côté, dénonçait un précédent dangereux qui ouvrait la boîte de Pandore, en particulier au Sud-Caucase. Aujourd’hui, Moscou prend enfin sa revanche sur l’année 1999, lorsque Belgrade était bombardée par l’aviation américaine au grand dam de Russes qui se sentaient directement atteints. L’indépendance du Kosovo, proclamée le 17 février, a marqué une rupture ouvrant une voie royale à la Russie. Le Kremlin s’inscrit désormais dans une logique «humanitaire» : il est venu à la rescousse du peuple ossète victime d’un «génocide» de la part de Tbilissi, à la mesure de celui qu’ont subi les Bosniaques à Srebrenica. Son instigateur, Mikhaïl Saakachvili, devrait, selon le Kremlin, à l’instar de Radovan Karadzic dont on découvre incidemment à Moscou la culpabilité, rendre des comptes devant un tribunal international. Terrible retour de l’histoire que le peuple géorgien, et que dire des Ossètes du Sud, ne méritait certainement pas.

Charles Urjewicz, professeur des universités à l’Inalco.