La Russie a une peur panique de la faiblesse

La Russie a une peur panique de la faiblesse

Le personnage principal d’un film russe très populaire, Le Frère 2, un ancien de la guerre de Tchétchénie, demande, dans la scène phare du film, à un magnat américain corrompu : « Dis-moi donc, Américain, qu’est-ce qui fait notre force ? L’argent ? Tu as plein d’argent, toi, et alors ? Moi je pense que ce qui fait notre force, c’est la vérité : celui qui détient la vérité est le plus fort ! » Nous sommes alors en l’an 2000. Il y a à peine deux ans que la Russie a annoncé qu’elle ferait défaut sur sa dette et que la bulle économique qui a gonflé dans les années 1990 a éclaté. La Russie fait de nouveau couler le sang en Tchétchénie, ayant commencé une seconde guerre après avoir, de fait, perdu la première.

L’année précédente, l’OTAN a attaqué la Yougoslavie, ce qui a choqué l’opinion publique russe. Même ceux qui sont favorables à l’Occident sont nombreux à douter des principes libéraux qui permettent de bombarder par temps de paix la capitale d’un Etat européen. Bien peu de gens croient, comme l’affirment les Occidentaux, que le seul but de cette guerre soit d’éviter une catastrophe humanitaire au Kosovo.

La vérité est notre force parce que nous n’en avons pas d’autre : voilà comment on peut interpréter la fameuse phrase du film. A l’époque du tournage du Frère 2, la Russie était au fond du trou ; on craignait même qu’elle ne se désagrège, à la façon de l’URSS. Le chaos qui avait régné en Russie dans les années 1990, et qui venait tout juste de céder la place à une relative stabilisation, n’a jamais vraiment été compris par l’Occident. Aux Etats-Unis, comme en Europe, on pensait le plus souvent que le démembrement de l’URSS, qui a certes apporté beaucoup de souffrances et de privations aux Russes, était inévitable ; que le pays était maintenant sur la bonne voie, celle de la création d’un Etat démocratique moderne.

De l’intérieur, les choses sont ressenties tout à fait différemment. En fait, le virage de Poutine est devenu possible avant tout parce que la société était fatiguée de la réalité postsoviétique : inefficacité administrative, absence de lois, chocs économiques permanents, sentiment que le pays perdait du terrain et finirait par se retrouver relégué parmi ceux du tiers-monde, aussi bien en termes de niveau de vie que d’influence internationale. La veille du départ de Boris Eltsine, le 31 décembre 1999, Poutine publie sur le site du gouvernement son programme, qui contient un appel de première importance : rendre à la Russie la place qui lui est due, au premier rang des pays du monde. Cela correspond parfaitement aux attentes de la population.

2003, année charnière

Il fallait ensuite trouver les moyens de cette ambition. Eltsine et ses équipes avaient, eux aussi, voulu rendre à la Russie son prestige et son influence dans le monde. Pour eux, il s’agissait de faire entrer le pays dans le club des grands, sur un pied d’égalité et d’un commun accord. Poutine, qui n’avait toujours cru qu’à la force, poursuit toutefois cette politique d’intégration pendant la première phase de son règne.

L’année 2003 est une année charnière, aussi bien dans son esprit que pour la politique de la Russie. D’abord, l’invasion américaine de l’Irak montre aux dirigeants russes que les Etats-Unis agiront dorénavant à leur guise. Ensuite, au moment où le Kremlin soutient Paris et Berlin dans leur opposition à Washington, il compte sur une avancée dans les relations avec l’Union européenne, ce qui a toujours été une priorité pour Poutine. Or l’avancée n’aura pas lieu ; l’union politique dirigée contre l’aventure irakienne n’a en rien changé la manière de fonctionner de l’UE, qui accorde bien plus d’importance à la procédure bureaucratique qu’à la politique.

Ensuite, il y aura les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine, preuve pour le Kremlin que l’Occident a définitivement pris le chemin de l’expansionnisme et ne tiendra compte que des intérêts de la Russie qu’il voudra bien lui reconnaître. Comme il devient impossible de s’entendre, il ne reste plus qu’à défendre ses droits, en utilisant la force.

« Nous avons fait preuve de faiblesse, or les faibles sont battus. » Poutine prononce ces paroles en septembre 2004, au moment de la prise d’otages de Beslan, mais il ne les adresse pas uniquement aux terroristes. Il pense à tous ceux qui s’opposent au retour de la Russie sur le devant de la scène internationale. A partir de ce moment, Poutine parle de la Russie comme d’un pays perdant. Elle devient le perdant de la guerre froide. Alors que, jusque-là, les événements des années 1990 étaient interprétés différemment : la Russie, avec d’autres pays, avait mis fin au régime communiste. Elle était dans le camp des gagnants. Dire que cette interprétation était prise au sérieux par la majorité de la population serait certes exagéré. Mais, à l’Ouest, la Russie était considérée, en général sinon officiellement, comme partie perdante, comme un pays n’ayant ni les moyens ni le droit de prétendre aux premiers rôles.

Désir de revanche

Poutine se met alors à jouer sur le désir de revanche qui anime la société russe. Il ne s’agit pas de revanche territoriale – car, avant 2014, personne ne peut sérieusement y penser – mais d’un retour au statut que le pays avait auparavant dans l’arène internationale ; d’un désir de retrouver sa force d’antan pour jouer un rôle majeur dans le monde et se faire respecter. Cette tactique s’avérera plus efficace que l’histoire de l’intégration dans l’économie globale et « la communauté civilisée ».

Pendant la décennie 2007-2017 – du discours de Munich à aujourd’hui –, la Russie accumule des forces pour prouver qu’elle est à nouveau capable de jouer un rôle clef dans le monde. Les autorités militaro-politiques et diplomatiques en Russie, où règne l’approche classique des problèmes de politique internationale, n’ont jamais pu intégrer des concepts aussi novateurs et récents que le soft power [capacité d’influence sans usage de la violence]. La force doit être « dure ». Le héros du Frère 2, qui semblait parler de la vérité comme d’un soft power, voulait dire en fait que le seul moyen de faire triompher la vérité était le recours à la force physique ordinaire – sans elle, jamais la vérité ne pourrait l’emporter.

Ces dix dernières années, la Russie a manifesté, non pas sa nostalgie de la force, mais plutôt sa peur panique de la faiblesse. Tout au long de son histoire, la Russie a vécu dans la peur de se voir subitement envahie, de laisser l’ennemi ruiner le pays de l’intérieur, de perdre la volonté et la capacité de résister. C’est cette peur qui est à l’origine de l’expansion territoriale, du désir permanent d’élargir la zone tampon, de repousser l’agresseur potentiel de plus en plus loin du centre. Dans cette logique, la chute géopolitique de l’URSS, l’élargissement rapide de l’OTAN et le déplacement de la ligne de contact vers l’est ont été un cauchemar pour la Russie.

Mais cette étape a, elle aussi, pris fin. Pendant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide et le démembrement de l’URSS, le pays s’est efforcé de restaurer – dans un esprit de revanche – ses structures étatiques, son économie, son système politique, son rôle dans le monde. En simplifiant quelque peu, on peut dire que la société et l’Etat russes se sont développés dans le sillage des événements de 1991 – et de ce qui les a provoqués. On peut juger de différentes manières le chemin parcouru. Il tient à la fois de l’irrévocable et de choix conjoncturels, d’efforts héroïques et d’erreurs fatales. Quoi qu’il en soit, cette époque est révolue.

Sentiment de défaite

La Russie n’est pas le seul pays à avoir vécu sous le régime de « l’après-guerre froide » ; c’est aussi le cas de l’Occident et, par conséquent, de toute la politique internationale. Mais la Russie a vécu dans le sentiment de sa défaite et le désir de rattraper le temps perdu ; l’Occident, lui, dans l’euphorie et le narcissisme. Entre 2008 et 2016 – de la crise économique mondiale au Brexit et à la victoire de Trump –, le contentement de soi de l’Occident a, petit à petit, cédé la place à l’angoisse, car il devenait évident que les choses prenaient un cours bien différent de ce qu’on avait pu imaginer à la fin du siècle dernier.

Se référer aux événements de la fin des années 1980 et du début des années 1990 pour légitimer ses propres actions – que l’objectif soit de stabiliser la disposition des forces ou de la modifier – n’a aucun sens, ni pour Moscou ni pour les capitales occidentales. On attend aujourd’hui des arguments d’une tout autre nature. Il est inutile d’expliquer à Donald Trump que l’Ouest ne s’est pas conduit en gentleman avec la Russie après la fin de la guerre froide. Il ne comprendrait pas en quoi c’était une erreur. Chez les magnats de l’immobilier, on ne se conduit pas autrement. L’Occident s’enfonce dans ses problèmes internes et la période d’expansion cède la place au repli. La Russie commence, elle aussi, à comprendre que les efforts qu’elle déploie en politique extérieure pour s’affirmer ne peuvent plus compenser sa faiblesse économique et sociale.

Pour réussir, il faut autre chose que de la force militaire et politique. Et probablement une autre vérité. La société actuelle a déjà été qualifiée de « société post-vérité ». On considère que, dans ce domaine, la Russie est passée maître dans l’art de la manipulation. Mais ses manœuvres sont, en quelque sorte, forcées ; elles servent à masquer le fait que l’idée même de développement, sans parler de ses objectifs, lui est complètement étrangère. Cela devient de plus en plus flagrant et c’est une preuve de faiblesse – cette même faiblesse que tous les dirigeants de la Russie ont toujours redoutée.

Fedor Loukianov est rédacteur en chef de la revue « Russia in Global Affairs », président du Conseil pour la politique étrangère et de défense et directeur de recherche du Club international de discussion Valdaï. Professeur à l’Ecole des hautes études en sciences économiques de Moscou, il est l’auteur de dizaines d’articles en relations internationales. Traduit du russe par Lisa Mouraviova.

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