La Russie de Poutine en plein déni de réalité

La Russie, sous la férule de Vladimir Poutine, est la victime d’une machine de propagande d’une dureté et d’une efficacité inégalées depuis longtemps. Une machine dont la méthode éprouvée consiste à jeter un doute systématique sur les faits tout en présentant les théories du complot les plus vulgaires comme la réalité vraie que seuls les analystes «achetés par Washington» ou les naïfs aveugles ne veulent pas voir!

Il s’agit de créer dans l’opinion publique russe et internationale un doute systématique sur les événements tout en suscitant des émotions fortes qui finissent par distordre la réalité, la faire pâlir et finalement la reléguer au second plan, bien loin derrière ces émotions manipulables à merci.

Ainsi, la révolution de la place Maïdan à Kiev en 2014 n’est pas présentée dans les médias russes comme un large soulèvement populaire d’Ukrainiens mécontents de la politique menée par le président Ianoukovitch, mais ne serait qu’un coup d’Etat fasciste, fomenté, financé, perpétré par la CIA et dont l’unique responsable n’est autre que le président américain Barack Obama lui-même! La grossièreté du trait n’enlève rien à l’efficacité du propos: une vaste majorité de Russes est désormais persuadée que l’Europe et les Etats-Unis sont liés pour les détruire en soutenant un pouvoir fasciste à Kiev.

La propagande du Kremlin use également d’un deuxième outil fort grossier, mais à l’efficacité redoutable: mettre sur le même plan des accords internationaux contraignants, signés par la Russie, et les rumeurs les plus insignifiantes. La vague promesse chuchotée à Gorbatchev par un secrétaire d’Etat américain sur le fait que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Allemagne de l’Est est ainsi présentée comme un engagement aussi contraignant que le Mémorandum de Budapest (1994), dûment signé et ratifié par la Russie. Cet accord rend Moscou garant de l’intégralité territoriale de l’Ukraine, en échange de la remise par Kiev à la Russie de toutes les armes nucléaires ukrainiennes. L’annexion rapide et unilatérale de la Crimée par Moscou est ainsi comparée au long processus diplomatique, sous l’égide des Nations unies, qui finit par aboutir à l’indépendance du Kosovo.

Un troisième élément de la propagande russe consiste à gommer complètement la volonté des peuples d’Europe de l’Est. Poutine répète ainsi à l’envi que l’Ukraine n’existe pas comme Etat et que les autorités de Kiev ne sont que des marionnettes occidentales. L’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN vers l’est n’est évidemment pas le résultat de décisions souveraines de peuples enfin délivrés du joug soviétique, mais un plan américain d’encerclement de la Russie. A terme, la propagande russe vise à faire oublier qu’il existe des peuples avec leur volonté propre à l’est de l’Europe.

Dernier élément, la propagande présente la Russie comme la «troisième Rome», le dernier bastion de la chrétienté, le cœur de la droite réactionnaire du monde, face à un Occident gangrené par les homosexuels et les pédophiles. Et même les Moscovites adeptes de la très riche vie nocturne de leur capitale ouverte à tous les sexes avalent cela sans rire!

En Occident, cette propagande trouve de puissants relais auprès de journalistes et d’acteurs politiques. En Allemagne, en particulier, on peut voir des journalistes tout à fait capables d’exercer leurs talents avec une rigueur et une incision tout occidentales à l’égard de Mme Merkel ou de M. Juncker, mais qui réussissent le tour de force d’interviewer Vladimir Poutine sans lui poser la moindre question embarrassante… Ces Russlandversteher, tels que sont surnommés outre-Rhin les éminents relais de la «pensée» poutinienne, participent dangereusement au maquillage de la réalité, contribuent à la distordre et deviennent ainsi un instrument puissant dans la guerre de l’information que livre le Kremlin. L’ancien chancelier Gerhard Schröder en est le fer de lance.

La France a été frappée de ce syndrome à un niveau inégalé la semaine dernière lorsque Nicolas Sarkozy s’est mis, lui aussi, à répéter les thèses de Moscou. Il a ainsi comparé l’indépendance du Kosovo à l’annexion unilatérale de la Crimée et affirmé que la nouvelle guerre froide en Europe était un souhait des Américains (Le Monde du 09.02.2015). Cette lâcheté intellectuelle de la part de l’homme qui a ramené la France dans les structures militaires de l’OTAN soulève des questions sans fin…

Nicolas Sarkozy a-t-il lu le discours prononcé par Vladimir Poutine face à l’Assemblée fédérale russe le 18 mars 2014 à l’occasion de l’annexion de la Crimée? N’a-t-il donc rien discerné de fondamentalement dangereux dans cette élaboration idéologique d’un «monde russe» qui remet profondément en question les frontières et la stabilité d’une bonne dizaine de pays voisins de la Russie? N’y a-t-il pas reconnu l’élaboration de thèmes fort semblables à ceux qu’avait développés Slobodan Milosevic dans son discours de Kosovo Polje en 1987, prélude aux guerres des Balkans? Ou alors, dans la tête de Nicolas Sarkozy, serait-ce la CIA qui aurait écrit ce discours et Barack Obama qui aurait poussé Vladimir Poutine à poser l’unique geste susceptible de créer un gouffre entre la Russie et l’Europe: changer des frontières par voie de fait militaire?

En Russie même les courageuses voix dissidentes qui s’expriment sur la radio Echo de Moscou et dans les quelques journaux encore critiques, malheureusement peu lus, ne se font aucune illusion sur ce que l’avenir leur réserve. Grigori Iavlinski, du parti d’opposition Iabloko, traçait en début de semaine dans la Novaïa Gazeta un tableau sombre et saisissant de l’isolement russe à venir. Une Russie dont les pôles de progrès du monde moderne se méfieront et qui s’enfoncera dans une provincialisation de ses élites, de ses scientifiques et de son économie. Une Russie dont la voix ne sera plus écoutée, car sa présentation idéologisée et puérilement anti-occidentale de tout événement l’a rendue inaudible. Une Russie encore plus aigrie, agressive envers ses voisins, exigeant d’eux tous une souveraineté limitée, mais unie pour longtemps derrière son leader…

C’est avec cette Russie-là qu’il va falloir à nouveau composer, travailler, et faire preuve à la fois d’une «patience stratégique» et d’une fermeté à la hauteur des défis. Une Russie qui aura découragé à ce point tous ceux qui lui sont attachés et qui rêvaient de la voir enfin construire un Etat de droit solide et moderne, qu’elle court le risque de se retrouver bien seule pour affronter les défis du siècle, lorsqu’elle se réveillera de son nouveau rêve autoritaire.

Alain Délétroz. Senior Associate Fellow, FRIDE.

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