La Russie gothique de Poutine

On peut comprendre les difficultés éprouvées par l’opinion publique occidentale et l’Otan pour qualifier les actions de la Russie après l’occupation de la Crimée : ce pays ne se comporte pas comme un Etat qui partagerait les notions de paix et de souveraineté communes aux autres peuples. Sans déclaration de guerre, abritée derrière des terroristes formés dans des camps militaires, la Russie a envahi un Etat et s’est obstinée à le nier. Ainsi se comportent des bandits pour s’approprier le bien d’autrui.

Cette «guerre scythe» de Poutine a semé le trouble chez les Occidentaux. Pourtant, Poutine et ses hommes de main agissent conformément aux normes sociales et morales mises en place en Russie au cours des quinze dernières années et qui fondent le consensus national : la conquête de la Crimée et la guerre en Ukraine ont suscité chez 84% de Russes (1) une explosion de patriotisme pour le régime le plus corrompu qu’ait jamais connu la Russie.

Les analogies historiques avec Hitler et Staline n’expliquent pas la nouvelle réalité russe, malgré tout ce qui a contribué à l’élaboration du poutinisme : politique de restalinisation ou propagande sur le thème de «la Grande Guerre patriotique» et du rôle héroïque qu’y a joué Staline.

J’ai proposé de qualifier de «gothique» le régime de Poutine (2). Cette notion recouvre le rejet des idéaux de l’humanisme européen et se démarque des références médiévales en vogue en Russie comme en Europe occidentale, chez les défenseurs comme chez les adversaires du régime. Ainsi, pour Alexeï Navalny, leader de l’opposition actuellement assigné à résidence, un régime féodal se constitue en Russie, tandis qu’Alexandre Douguine, idéologue proche du Kremlin, célèbre le Nouveau Moyen Age «qui suppose une société religieuse, héroïque et hiérarchique…». L’abondance des analogies médiévales, dans les films, romans et publications postsoviétiques, est due à la défiance envers la démocratie, dans laquelle les Russes sont entretenus depuis plusieurs années. Or, ce n’est pas un Nouveau Moyen Age qui advient dans leur pays, mais de nouvelles modalités de l’organisation sociale et du système des valeurs.

La mutation des règles du milieu criminel en principe d’organisation a produit la société actuelle, qui n’est pas soumise à un «ordre féodal» mais à l’arbitraire, le bespredel dans le jargon des camps, qui signifie une violence permanente et la raison du plus fort. L’arbitraire de l’Etat est érigé en principe de gouvernement, avec appropriation brutale de biens. Contrairement au Moyen Age, la société gothique ignore toute tradition dans la mesure où ses pratiques relèvent de la subjectivité, de l’aléatoire et du rejet de la morale universelle. Les citoyens y sont traités comme des réprouvés et des sans-droits et décrits comme une pâture avec le lexique des films de vampires. Ainsi, le président du Tribunal constitutionnel, Valéry Zorkine, a pu comparer les citoyens à «des beefsteaks sur pattes». A la différence de l’honneur du chevalier et de sa lignée, la «business-éthique» postsoviétique repose sur l’allégeance absolue envers le chef de clan, l’humiliation et la disponibilité à exécuter toute bassesse.

La Russie gothique fait à nouveau la démonstration que la violence et la criminalisation de la société peuvent fonder une idée nationale tandis que l’arbitraire - «nous n’avons pas d’ordre à recevoir des Occidentaux» ou le chantage à l’arme atomique - peut fonder une politique internationale.

La guerre entre la Russie et l’Ukraine a mis en évidence ce qui avait échappé au regard peu perspicace d’observateurs aux yeux desquels Poutine était un dirigeant crédible pour ce grand pays désordonné. Entre 2003 et 2009, lorsqu’il a «nettoyé» le monde des affaires et la presse au profit d’une «démocratie souveraine», il a pu rassembler une majorité conservatrice. L’idée de «l’autre anthropologique», selon laquelle la tradition culturelle des Russes serait incompatible avec la démocratie, a alors induit une position de non-ingérence dans les affaires de la Russie.

Au début de l’intervention russe en Crimée et en Ukraine, les réactions des puissances occidentales ont été conformes à ce paradigme et à l’attente de Poutine : timidité des sanctions, euphémismes de la presse anglaise et américaine sur les «soi-disant» tanks russes, silence du président Hollande au Kremlin, le 28 février 2014, sur l’occupation de la Crimée, alors menée tambour battant. On peut donc comprendre Poutine : en Crimée comme en Ukraine, il «n’a rien fait», rien qui sorte des normes du régime gothique qu’il a mis en place, «sans relâche», «tel un esclave aux galères», comme il se plaît à dire. Au vu de tous, et sans rencontrer de résistance, ni à l’intérieur ni à l’étranger, jusqu’en 2011. N’est-il pas urgent de réévaluer les changements survenus en Russie, avant que le chef de la société gothique ne décide d’annexer à la Russie d’autres Etats voisins ?

Dina Khapaeva, historienne de la culture, Saint-Petersbourg-Atlanta. Traduction Nina Kehayan.


(1) Institut de sondages Levada. (2) «Portrait critique de la Russie : essai sur la société gothique», Dina Khapaeva, L’Aube, 2012.

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