La science contaminée par les croyances numériques

La science contaminée par les croyances numériques

Nous savons que nos circulations numériques sont orientées : de nombreux algorithmes nous «recommandent» des recherches, des achats, des amis. Ces algorithmes ont-ils pour autant du pouvoir ? Assurément non. Un algorithme est une production humaine, mise en place pour des besoins parfois précis, et d’autres fois non. Il ne menace personne. La technique ne peut être jugée, seuls peuvent l’être ceux qui la développent ou la détournent pour des motifs illégaux (accroissement de la richesse ou du pouvoir aux dépens d’autrui, diffusion d’idéologies, meurtre, etc.). On ne peut accuser un algorithme d’insertion d’un film publicitaire dans une vidéo YouTube. En revanche, on peut juger les personnes qui décident de telles insertions dans les films pour enfants de 2 ans.

La technique n’est pas pour autant neutre. Elle est truffée de valeurs morales : au XIXe siècle, le travail des enfants fut interdit en ajustant les machines textiles américaines à la taille des adultes, au grand dam des industriels qui pensaient que la concurrence étrangère les anéantirait. Quelles valeurs structurent le numérique ? Elles sont capitalistes, sous couvert de libéralisme : alors qu’un Etat (les Etats-Unis) fut à l’origine des usages massifs d’Internet, aujourd’hui seules les start-up, par définition privées, ont droit de cité pour le développer.

La technique ne nous est pas plus extérieure. Nos expériences quotidiennes nous le rappellent : nous nous déplaçons avec des bicyclettes, nos corps sont truffés de prothèses, de la paire de lunettes au plombage dentaire, nombre d’entre nous ne survivraient pas sans prise quotidienne de médicaments, et nous écrivons avec des ordinateurs fonctionnant à l’électricité. Peut-on imaginer plus intime ?

Pour le dire autrement, nombre de techniques, surtout une fois socialisées, ne sont pas objectivables. Nous avons peine à séparer ce qui sépare l’humain (le sujet) de ses techniques (des objets ?), et nous savons que nos représentations du monde sont métissées par ces appareillages qui nous ont aidés à comprendre que le Soleil ne tourne pas autour de la Terre, que les microbes existent, que la matière ou la réalité ont des dimensions virtuelles : au-delà de sa fonction utilitaire, la technique fait sens et culture, et nos catégories d’appréhension du monde n’ont plus de rapport avec celles d’un Aristote. Cette hybridité humaine technique existe depuis toujours, elle est constitutive de notre humanité.

Restent les discours tenus sur la technique. Le plus fréquent est le déterminisme technique, qui suppose que la technique transforme la société. Il est problématique car il suppose cette extériorité et objectivité dont nous avons vu la fausseté. Il peut être utile pour différencier de façon synthétique des évolutions sur le temps long : pas de ville sans écriture… Mais il n’explique rien : s’il fut dit que le chemin de fer allait transformer la société française, d’autres facteurs étaient oubliés (la colonisation, les guerres), et nous pouvons aujourd’hui douter des effets sociaux des diligences sur rail : c’est bien la société qui en a fait des rames de TGV.

Cette théorie a un petit frère, le déterminisme de l’innovation, qui affirme que ce sont les «nouvelles technologies» qui transforment nos sociétés. Cette théorie est aussi fausse que la précédente, et il a été prouvé qu’elle n’a qu’une fonction politique : freiner les revendications sociales, en invitant les pauvres et les exclus à attendre des jours meilleurs, une fois que ces nouvelles technologies nous auront apporté bonheur, richesse, démocratie et savoirs. La rengaine date du début du XXe siècle. Avec Internet, ces discours renaissent, alors que le chômage, l’analphabétisme (surtout numérique), le terrorisme, les guerres et leurs lots de réfugiés s’amplifient. Ils disent, parfois explicitement, que si nous ne prenons pas ce train du progrès, ce sont les Chinois qui vont y monter, pour nous exploiter : fonçons dans le numérique pour dominer autrui avant que l’inverse ne se produise. Nous sommes loin des utopies fraternelles et démocratiques.

Caractère totalisant

Pour autant, ces propos sur l’objectivité de la technique et sur son pouvoir sociétal sont largement répandus, y compris chez les ingénieurs et scientifiques. Comment se fait-il que des personnes dont le métier est d’exercer une activité rationnelle au quotidien basculent en de tels régimes de croyance ? Certes, elles ne sont pas seules. Les hommes et femmes politiques, publicitaires et bureaucrates reproduisent abondamment de tels discours. Il est aussi possible que nos scientifiques soient contraints par des pouvoirs qu’ils ne maîtrisent plus. Pour le dire autrement, ce ne sont pas les algorithmes qui vont transformer la société et la science, mais ses gestionnaires et toutes les personnes qui aiment les solutions simples.

Preuve en est le caractère totalisant de ces discours : l’Agence nationale de la recherche (ANR), dans l’annexe à son appel générique publié en septembre, a un chapitre entier sur «la Révolution numérique». Le «r» majuscule est dans le texte. Sont ici évoqués l’éducation et la formation, la création et le partage des savoirs et, bien sûr, la culture et le patrimoine. En bref, le numérique fait système. Il résoudra tous nos problèmes. La preuve ? «Apprendre le numérique devient une compétence clé pour l’éducation, tant la capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux du travail, le foyer, l’espace civique, est facteur d’inclusion sociale». Le numérique, meilleur vecteur de lutte contre l’exclusion. Ne sommes-nous pas ici dans le pur registre de la foi, dans le dévoilement d’une nouvelle ère paradisiaque ? Hélas, oui : «Apprendre à l’ère numérique, c’est disposer de la promesse permanente d’un équipement massif, nomade et connecté, qui modifie les valeurs et les comportements.» Oui, l’équipement le plus matériel transforme la société et ses valeurs, c’est écrit dans le «Livre» de l’ANR. Au cas où nous ne serions pas convaincus de la mécanicité de ce déterminisme, il nous est rappelé que «les infrastructures de communication, de traitement et de stockage constituent le socle du fonctionnement de nos sociétés numériques : elles ont un rôle central dans des domaines aussi divers et essentiels que le partage de connaissance, l’émergence des villes». Le Numérique est grand et l’ANR est son «Prophète».

Quid de la réalité, face à ces incantations ?

En sciences (humaines et) sociales, l’informatique et les réseaux ont facilité l’essor de nouvelles méthodes et pratiques de recherche. Mais peu en tirent profit ou en déduisent des analyses épistémologiques. Souvent, le rapport au nombre et à ses possibles reste minimal. Des thèses nous apprennent que X % des personnes utilisent tel outil numérique et Y % sont de sexe masculin. Mais la différence de pratiques à ce sujet entre hommes et femmes n’est jamais calculée. Si la documentation en ligne semble mieux maîtrisée, les arts de compter, dessiner et même écrire ne se repèrent qu’au sein de groupes fort restreints de chercheurs. L’écriture, vue comme technologie de l’intellect, est désormais inaccessible dans sa version numérique à la majorité de nos collègues. Ce qui réduit drastiquement la possibilité d’une pensée critique, hier caractéristique des sciences sociales. On enseigne qu’il faut communiquer avec les réseaux sociaux, mais pas ce que Google, Facebook ou Apple connaissent de nos pratiques. Les questions de surveillance, d’éthique du numérique ne peuvent être abordées faute de culture technique, qui pourtant fait appel à de vieux savoirs ou algorithmes. On se réjouit de poser, sur une affiche de colloque, les logos de Twitter et Facebook, quand ceux d’Esso, Shell ou Volkswagen généreraient assurément de vertueuses récriminations.

Inculture scribale

En bref, nombre d’entre nous ont basculé dans une inculture scribale qui leur fait renier la spécificité de leurs disciplines (expliciter le caractère socialement, culturellement construit des objets et faits sociaux) et les rend doublement dépendants : des spécialistes des sciences exactes, qui eux savent écrire, compter, dessiner, et qui investissent sans vergogne les champs des sciences sociales abandonnés par les nouveaux illettrés du numérique ; et des algorithmes de gestion de l’université, qui les contraignent à de douloureuses abdications. Ici, l’algorithme semble tout-puissant. Mais ce sont les gestionnaires qui manifestent ainsi leur prise de pouvoir en imposant ces logiciels.

Rappelons-le, quelques représentants des sciences sociales et humaines savent tirer grand parti de tous les algorithmes disponibles ; en considérant le numérique comme une technique scribale moderne, ils prouvent que l’écriture est constitutive de nos capacités à penser. Mais ils et elles sont rares, et les étudiants sont de plus en plus déçus des enseignements transmis à l’université.

L’ANR propose de traiter «le fait religieux dans sa diversité : […] rites et croyances, […] place du religieux dans l’espace public». Pouvons-nous proposer à l’ANR, qui s’intéresse tant aux radicalisations violentes, une recherche sur la religiosité du numérique et du «big data», appuyée par une étude précise des discours des agences scientifiques qui en font la promotion ? Car l’ANR n’est pas seule en Europe à produire ce type de discours. Il est à peu près certain qu’un tel projet ne sera jamais financé. La science n’est pas menacée par le pouvoir des algorithmes, elle est malade du pouvoir de ses gestionnaires pétris de croyances en le déterminisme de l’innovation.

Eric Guichard, philosophe, maître de conférences HDR à l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib).

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