La science, en marge des sociétés musulmanes

La dernière édition du « Rapport de l’Unesco sur la science. Vers 2030 » a été rendue publique en novembre 2015, alors que, certainement plus que jamais, nous vivons une phase historique dominée par les enjeux liés à la connaissance. A propos de laquelle le philosophe André Gorz a écrit qu’elle était « devenue la principale force productive » ; impliquant donc que «  les produits de l’activité sociale ne sont plus, principalement, du travail cristallisé mais de la connaissance cristallisée ».

C’est donc sous cet angle qu’il convient de faire le point sur la situation prévalant dans les pays musulmans, tels qu’identifiables comme membres, au nombre de 57, de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) ; regroupement qui n’est pas fait dans le rapport de l’Unesco, mais qu’il m’a semblé pertinent d’opérer.

Au regard de deux des principaux indicateurs disponibles dans le rapport – nombre total de publications scientifiques et nombre de publications scientifiques par million d’habitants (ps/m) pour l’année 2014 –, il est permis d’établir que le total des publications enregistrées pour les pays membres de l’OCI est de 110 294 ; soit, en tenant compte de la population considérée (1,677 milliard), 66 ps/m.

Ces performances sont éloignées de celles des principaux pays producteurs de science dans le monde, qui demeurent ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et qui, en 2014, représentent 70,8 % du total des publications ; la Chine en représentant 20,2 %. En valeur absolue, l’ensemble de la production de publications scientifiques des 57 pays de l’OCI ­correspond sensiblement au tiers de celle des Etats-Unis et dépasse de peu celle de l’Allemagne. Ex­primée en ps/m – soit, 66 –, elle est éloignée des performances de certains pays, tels que la Suède (2 269), Israël (1 431), la Corée du Sud (1 015) ou ­encore les Etats-Unis (998).

Si l’on prend en considération un autre indicateur, centré sur la dimension technologique de la pratique de la science, celui des brevets, il est possible de dégager des tendances similaires. En effet, le rapport de l’Unesco examine les brevets attribués en 2008 et 2013 par l’institution américaine chargée de ces questions, l’United States Patent and Trademark Office (USPTO). Or, sur le site Web de l’office, il est possible de disposer de l’information sur l’ensemble des brevets attribués du 1er janvier 1977 au 31 décembre 2014.

On peut donc établir que, sur cette longue période, 6 084 brevets émanent des pays de l’OCI. En termes absolus, ce nombre est inférieur à celui de 8 097 pour la Norvège et de 8 996 pour Singapour, et très éloigné de 1 014 977 pour le Japon, de 146 153 pour la Corée du Sud et de 32 095 pour Israël – étant entendu que 95,2 % des brevets ont été attribués à des citoyens de pays de l’OCDE.

Dans le domaine de l’enseignement pré-universitaire, à chaque fois que des pays membres de l’OCI ont participé aux deux grandes enquêtes internationales visant à évaluer les performances des élèves dans les domaines des mathématiques et des sciences – « PISA » et « TIMSS » –, ils sont au-dessous de la moyenne mondiale.

Pour celui de l’enseignement supérieur, dans les différents classements d’universités tels que celui dit « de Shanghaï » de 2015, 10 établissements de pays membres de l’OCI sont présents ; le premier apparaissant à partir du 150e rang. Alors qu’y sont identifiées 12 universités sud-coréennes, 11 suédoises (dont 3 parmi les 100 premières) et 6 israéliennes (dont 2 parmi les 100 premières).

Enfin, l’examen de nombreux autres indicateurs disponibles sur l’état de la connaissance dans le monde permet d’établir toujours le même constat de faibles performances pour les pays membres de l’Organisation de la coopération islamique.

Tout se passe comme si ces indicateurs relatifs à l’état de la connaissance dans les pays musulmans pouvaient être considérés comme autant de signaux révélateurs de déficits à l’origine de crises déjà en cours et annonciateurs de celles à venir. En effet, l’amplitude des écarts par rapport aux pays les plus performants (Etats-Unis, Europe) et à ceux porteurs des plus forts potentiels (Chine et autres pays asiatiques) conduit à envisager un risque de marginalisation durable des pays musulmans, non seulement dans les domaines liés à la connaissance, mais aussi dans les secteurs et segments de l’économie les plus créateurs de valeur.

Et c’est ainsi que, dans beaucoup de pays musulmans, se mettent en place les conditions de fonctionnement d’une spirale de crise, alimentée par des déficits en matière de connaissance, puis d’innovation, puis de croissance, puis de création d’emplois – notamment en direction de millions de jeunes constituant un important« précariat », base sociale de diverses formes de contestation de l’ordre établi –, puis de capacité institutionnelle à assurer la sécurité et la stabilité, et ce avec des ­conséquences négatives sur les activités liées à la connaissance, et ainsi de suite.

Alors que bien des paradigmes qui structurent la modernité de nos sociétés trouvent leurs fondements dans des myriades d’algorithmes, instituant la raison numériquequi régente même nos vies quotidiennes, il est paradoxal que, dans les pays musulmans, l’état de la connaissance soit aussi dégradé. Notamment parce que le concept d’algorithme trouve son origine dans le nom d’un mathématicien – un des pères de l’algèbre, mot d’origine arabe – ayant produit l’essentiel de son œuvre en langue arabe, principalement à Bagdad, et originaire d’une région située dans l’actuel Ouzbé­kistan, qui lui donnera le nom sous lequel il est connu : Al Khawarizmi (environ 780-850).

Dans les faits, aujourd’hui, dans bien des pays musulmans, ce sont les différentes logiques individuelles et collectives fondatrices du ratio­nalisme dont la connaissance et l’innovation ont besoin pour s’épanouir qui, dans des contextes plutôt hostiles, peuvent de moins en moins être socialement assumées.

En 1377, l’éminent historien et philosophe de l’histoire Ibn Khaldoun, dans sa Muqaddima, écrivait quelques lignes qui, aujourd’hui encore, doivent être méditées : «  Lorsque le vent de la civili­sation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’An­dalus, et que le déclin de la civilisation entraîna celui des sciences, les sciences rationnelles disparurent, à l’exception de quelques vestiges qu’on peut rencontrer encore chez un petit nombre de personnes isolées, soumises à la surveillance des autorités de la Sunna. » (Le Livre des exemples. Autobiographie, Muqaddima, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 2002.)

Nadji Safir, chargé de cours à l’Institut de sociologie de l’université d’Alger, ancien chef de division du développement social à la Banque africaine de développement, membre du conseil scientifique de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée et Moyen-Orient, et consultant international.

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